Le jeudi 17 octobre dernier, notre exécutif a organisé un après-midi syndical sur l’IA générative et ses enjeux, opportunités et menaces pour l’enseignement collégial dont la première partie était une conférence d’Éric Martin, enseignant de philosophie au Cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu et co-auteur avec Sébastien Mussi de Bienvenue dans la machine, un essai paru en 2023 chez Écosociété.
L’an dernier, lors du lancement rimouskois de cet essai à la librairie L’Alphabet, Éric Martin avait prononcé une conférence aussi fracassante et pleine d’érudition que celle à laquelle nous avons eu droit pendant la mise à jour. Je vous présente ci-dessous quelques-unes des idées défendues; je vous invite également à lire cet article d’une précédente Riposte dans lequel Sara Trottier, enseignante de français, présente le livre puis donne accès à un article publié par Éric Martin en 2019 sur l’avenir de l’université.
Refusant autant le « discours jovialiste[1]» sur l’IA que le « discours un peu critique » qui fait confiance à l’établissement de « balises éthiques [qui] permettront d’éviter des écueils », Éric Martin souscrit au cadre théorique de la philosophie critique de la technique, ou la technocritique, considérant que le rôle de la philosophie est de pointer la domination. Selon lui, « tant que le régulateur est influencé par l’industrie », nos tentatives d’accorder une juste place à l’IA (et au numérique, par ailleurs) ne fonctionneront pas.
Éric Martin souligne qu’« en éducation, on devrait cultiver l’autonomie intérieure... mais on donne à l’humain le rôle secondaire de vérifier la machine ». Suivant la pensée de Michel Freitag, il postule que nous serions sorti.es d’une éducation qui, dans les sociétés prémodernes et modernes, transmettait les clés du monde commun pour passer, avec le postmodernisme, à une éducation dont le rôle est de « s’adapter aux systèmes qui régulent le monde ». Ainsi, il serait de moins en moins pertinent de « savoir des choses »; il faudrait plutôt savoir recevoir des signaux et y réagir. « Il sera de plus en plus difficile de sortir [les étudiant.es] de leur aliénation », car ils et elles vivent de plus en plus « hors sol »; de ce propos, je comprends qu’ils et elles (et qu’on…), notamment par le truchement de l’écran portatif, se retirent de plus en plus de la communauté des vivant.es qui partagent leur espace quotidien, la ou les cultures qui nous lient, pour rejoindre et se créer des communautés virtuelles transnationales (voire multinationales…), choisies sur la base de préférences individuelles – comment nous ramener toustes ici et maintenant?
Face à ce défi colossal qui va bien au-delà de la question de l’IA générative et même du milieu de l’éducation, Éric Martin propose « une autre direction pour les syndicats » : retourner à un « syndicalisme de combat qui veut changer la société », approche que la société québécoise a graduellement laissé évoluer en « syndicalisme de partenariats » qui fait des « parades » pour obtenir des « réformettes ». Bref, « il faut paralyser la production dans la société capitaliste, sinon il ne se passe rien ». « Il nous faudrait un projet politique alternatif [à l’“oligarchie” dans laquelle nous nous trouvons], comme le socialisme à l’époque », « un projet autonome et non hétéronome », c’est-à-dire non imposé de l’extérieur; « un projet collectif » dont la clé serait l’auto-organisation.
Après la conférence et les discussions en sous-groupe, la mise en commun s’est moins attardée sur la place de l’IA dans notre institution scolaire que sur les caractéristiques de notre société auxquelles elle semble apporter une solution, sous forme de plaster : centralité de la compétition dans notre réseau scolaire, culte de la productivité, accélération de la technique, du changement social et du rythme de vie (lire à ce sujet Accélération : une critique sociale du temps du sociologue et philosophe Hartmut Rosa[2]).
Le soir même, après cet après-midi déjà fort riche en réflexions, je découvrais avec délice, dans Écologie et politique du théoricien du socialisme André Gorz[3] (recueil de textes publiés entre 1973 et 1977 dans les revues Le Nouvel Observateur, Le Sauvage et Lumière et vie sous son nom ou son alias Michel Bosquet), le chapitre intitulé « Mouvement ouvrier et “qualité de la vie[4]” ». Vu les nombreux parallèles qu’on peut y faire avec la conférence d’Éric Martin et la plénière qui s’est ensuivie (dont le contexte même : un penseur s’adresse aux membres d’un syndicat), j’aurais pu reproduire ici le chapitre au complet; je me contenterai cependant de déposer ici quelques extraits de chaque sous-section du texte, dans lesquels, je l’espère, vous trouverez matière à réflexion pour les enjeux auxquels nous faisons face, en éducation comme dans la vie commune. Même si ceci a été écrit en 1971, plusieurs constats restent d’actualité, moyennant quelques adaptations, et les analyses, éclairantes et, surtout... décoiffantes (divulgâcheur : ça parle de révolution à la fin).
Extraits de « Mouvement ouvrier et “qualité de la vie” », d’André Gorz (1971) , dans Écologie et politique
- Le contexte général
[...] le monde capitaliste aborde une nouvelle période de bouleversements et de crises qui iront vraisemblablement en s’amplifiant durant les décennies à venir. La continuation du type de développement auquel nous sommes habitués se heurtera (et se heurte déjà) à des limites tant externes qu’internes. Le renchérissement [au sens d’augmentation du prix] des principaux facteurs de production; le ralentissement des innovations techniques [sic]; l’apparition de goulots physiques; le poids constant des trusts trans-nationaux conféreront au système une rigidité accrue. Dans cette situation, les objectifs et les méthodes revendicatives traditionnelles du mouvement ouvrier se heurteront à une résistance structurelle et politique du système et seront beaucoup moins aptes que par le passé à arracher des améliorations de la condition des travailleurs [...]
- L’extension du champ d’action syndical
La période qui s’ouvre semble donc devoir être marquée par la stagnation ou le ralentissement de la croissance, la contraction de l’emploi et la contraction du surplus économique dont le système capitaliste, en l’absence de transformations radicales, peut disposer pour le financement de grandes réformes et de grands programmes sociaux. Dans ces conditions de rigidité et de vulnérabilité accrues du système, la division traditionnelle entre luttes politiques et économiques (syndicales) tendra à devenir périmée. Et cela pour trois raisons principales :
- Les revendications immédiates habituelles – salaires, durée et conditions de travail, défense de l’emploi – se heurteront à une résistance accrue et apparaîtront comme des attaques contre les équilibres fondamentaux, la stabilité et même la viabilité du système [...]
- Tout en conservant une importance primordiale, les revendications économiques traditionnelles ne suffisent plus à rendre compte des exigences ouvrières et apparaissent, de plus en plus souvent, liées à des revendications extra-économiques, dites « qualitatives », mettant en question le pouvoir central, le pouvoir et les prérogatives de l’employeur, l’organisation du travail, la hiérarchie, le mode de vie, etc. [...]
[Un article produit en 1971 par la Confédération française démocratique du travail, ou CFDT,] insiste de façon caractéristique sur la nécessité de dépasser la revendication salariale et le champ de l’entreprise, et de situer les besoins des travailleurs dans la perspective globale d’un projet de civilisation, c’est-à-dire d’une définition et d’une satisfaction autonomes, indépendantes de la logique du marché capitaliste, de leurs besoins et de leurs aspirations. Toute illusion quant à la possibilité d’obtenir cette satisfaction par des réformes ou des aménagements du système capitaliste [est] abandonnée [...]
- Plus fondamentalement, la subsomption par le capital de tous les domaines d’activité, la mercantilisation de toutes les richesses et jouissances, la concentration du pouvoir en des oligopoles imbriqués avec le pouvoir central, ont abouti au dépérissement de la société civile, à la décomposition du tissu social et à une crise irréversible de l’idéologie bourgeoise [...]
- Thèmes de lutte
[L]’extension du champ d’action syndical et l’élaboration d’un projet politico-idéologique d’ensemble ne sont pas seulement une réponse à la rigidité accrue du système capitaliste, mais répondent également à la nécessité de trouver un terrain d’unification des différentes couches et catégories qui composent la classe ouvrière. Or leur unification ne peut en aucun cas résulter de l’addition de leurs intérêts catégoriels et corporatifs immédiats, mais seulement d’un projet d’ensemble qui les dépasse vers un horizon commun. [L’]unité [de la classe ouvrière] a besoin d’être construite en attaquant systématiquement les racines de la division [...]
[...]
Comme le notent Sergio Garavini et Antonio Lettieri[5], l’organisation capitaliste du travail cherche à « se servir le moins possible de l’intelligence humaine », qui est pourtant « la plus grande force productive », et à « l’emprisonner dans l’organisation hiérarchique la plus rigide », « jusqu’à mutiler et stériliser les facultés individuelles et collectives » des travailleurs [...]. « Il s’agit avant tout de refuser la prétendue objectivité de la technologie et de l’organisation du travail, d’en découvrir et dénoncer le caractère oppressif et exploiteur, d’en viser le changement en partant des exigences de l’homme [sic] qui travaille. »
[...]
Il est impossible de ne pas aborder ici la question de la reconquête ouvrière de l’école. La crise générale, à tous ses niveaux, du système scolaire, met en lumière la contradiction entre la fonction sociale de l’école capitaliste et la fonction éducative : l’élève ou l’étudiant ne trouve à l’école ni son épanouissement personnel (éducation) ni une réelle qualification professionnelle (formation). La fonction sociale du système scolaire est essentiellement sélective : il tend à donner un fondement culturel à l’inégalité sociale. En imposant aux élèves de tous âges les mortifications d’un enseignement sans attrait intrinsèque, coupé de la vie, et un système de compétition qui, au départ, fait reposer la réussite des uns sur l’échec et sur la relégation aux positions « inférieures » des autres, le système scolaire sélectionne en fait non pas les plus « doués » mais les plus ambitieux : c’est-à-dire ceux qui, par ambition de « s’élever socialement », acceptent le caractère disciplinaire et hiérarchique d’une école où les rapports d’éducation préfigurent les rapports sociaux de production et tendent à les reproduire.
[...]
[L’]élargissement au domaine de l’éducation et de la culture du champ des préoccupations syndicales illustre de façon particulière le dépassement du syndicalisme traditionnel et son ouverture sur des couches non salariées et non syndiquées qui sont devenues pour le mouvement ouvrier des alliées indispensables : l’offensive ouvrière contre l’organisation capitaliste du travail ne peut réussir que si elle va de pair avec l’offensive contre un système scolaire qui constitue la matrice culturelle de la stratification sociale et de la hiérarchie professionnelle.
[...]
- L’intelligentsia technique
[L]a hiérarchisation sociale des « professions » n’est plus guère qu’une survivance qui masque la prolétarisation de fait de la majorité des travailleurs techniques ou intellectuels.
[...]
Ils peuvent [...] être gagnés [au combat de classe] à condition de découvrir, sous l’impulsion de leurs propres avant-gardes radicalisées :
- que leur prolétarisation est une conséquence irréversible de la concentration monopoliste et que leurs privilèges de jadis ne peuvent être reconquis;
- qu'ils ne peuvent s’émanciper tout seuls, mais seulement avec l’ensemble de la classe ouvrière, en poursuivant la suppression de la division capitaliste du travail, de la spécialisation à outrance, de la séparation entre tâches de conception et d’exécution, des structures hiérarchiques;
- qu'au-delà des irrationalités qu’ils constatent dans la gestion de leur entreprise, il y a l’irrationalité bien plus fondamentale de l’économie capitaliste : le parasitisme et le gaspillage à l’échelle de la société y coexistent avec l’éthique de la productivité et du rendement à l’échelle de chaque unité de production; la surproduction de produits ne correspondant à aucun besoin ressenti coexiste avec la non-satisfaction d’immenses besoins collectifs et la non-exploitation des possibilités libératrices de la science et de la technologie [sic?].
- Nature et limites du syndicat
[L’]ouverture [du syndicat à un développement révolutionnaire des luttes, à un au-delà du syndicalisme et donc de l’État capitaliste] signifie avant tout que la direction syndicale ne cherchera pas à tout prix à conserver le monopole de l’animation et de la conduite des luttes et que l’existence d’avant-gardes de classe qui la contestent dans les organismes de base du syndicat sera considérée par elle comme un ferment utile, même si son rapport avec ces avant-gardes est nécessairement conflictuel en période normale [i.e. non révolutionnaire].
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Notes
[1] Étienne Poulin, enseignant en sociologie, donne la définition suivante du syndicalisme de combat : “un syndicalisme qui affirme l'importance d'établir un rapport de force des travailleuses et travailleurs face aux patrons, reposant sur deux piliers : 1. La mobilisation et l'action syndicale en continue, et non seulement pendant les périodes de négociation collective ; 2. Un fonctionnement qui repose sur une démocratie participative (plutôt que représentative)”. Pour aller plus loin sur le sujet, il suggère ce texte de Jean-Marc Piotte dans À babord! : https://www.ababord.org/Le-syndicalisme-de-combat-est-il
[2] Traduit de l’allemand par Didier Renault, Éditions La Découverte, 2010.
[3] Éditions du Seuil, collection “Points”, 1978.
[4] Pages 148 à 167. Note de l’éditeur que je reproduis ici : “Ce texte a été rédigé pour les journées d’étude qu’a organisées, en avril 1972, le Syndicat ouest-allemand des ouvriers métallurgistes (IG Metall.), sur le thème de ‘la Qualité de la vie’” (p. 148).
[5] [...] S. Garavini est secrétaire général du syndicat [italien] CGIL du textile [...] A. Lettieri est secrétaire à la FIOM-CGIL.