« Il y a, en éducation, des choses qui se mesurent mal statistiquement. Que signifierait, par exemple, une “donnée probante” concernant l’enseignement efficace de la poésie ? Rien, évidemment. Doit-on pour autant cesser d’enseigner la poésie[1] ? »
On pourrait penser que le domaine de la gestion consiste simplement à assurer la bonne administration d’une institution, de ses finances et de ses processus. Et qu’il s’agit en cela d’un domaine apolitique, dénué de conflits et de rapports de force. Mais la façon dont on gère le milieu de l’éducation depuis une trentaine d’années dénote un changement profond et profondément idéologique. Efficience, pratiques à impact élevé, innovation, multiplication des redditions de compte, évaluations continuelles : le raisonnement qui sous-tend ces pratiques provient de la nouvelle gestion publique, bras droit gestionnaire du néolibéralisme, qui menace le rôle social essentiel de l’éducation et des disciplines humanistes.
La nouvelle gestion publique (la NGP), un terme façonné par le professeur de science politique britannique Christopher Hood en 1991, découle d’une volonté de surmonter les dysfonctionnements internes de l’État, en introduisant, par exemple, la concurrence, condition supposément nécessaire à l’efficience. Postulant l’efficacité supérieure du marché, la NGP suggère de privatiser plusieurs tâches étatiques et de modifier les rapports de pouvoir au sein des administrations pour accroître le pouvoir des gestionnaires.
L’idée de « gestion publique » (public management) se développe dans les années 70, en opposition à celle d’administration publique. Contrairement à cette dernière, centrée sur les procédures, la régulation et la conformité aux directives, elle met l’accent sur le produit, les résultats et les performances réalisés par le moyen d’une gestion adéquate du personnel, des ressources et des programmes. L’expression de gestion publique est bien sûr chargée de sens. Elle sous-entend une attitude plus proche du milieu des affaires que de celui du service public, donc caractérisée, selon ses promoteurs, par un comportement dynamique remplaçant l’attitude légaliste attribuée aux administrateurs, et, selon ses détracteurs, par une agressivité individualiste peu compatible avec l’idée de service public[2].
Provenant du secteur privé, cette méthode de gestion étend aux services publics une logique de performance et de mesure de l’efficacité. Le mot d’ordre : faire plus avec moins. Cela s’inscrit dans un mouvement de remise en question du rôle de l’État dans la société, présent depuis les années 1970, et qui se traduit notamment par la réduction des effectifs, la flexibilité du travail, la gestion par les résultats et le recours aux partenariats public-privé[3].
Au Québec, cette tendance s’installe dans les cégeps à partir des années 1990. À cette époque, « le gouvernement du Québec effectue d’importantes coupes budgétaires se manifestant surtout par une réduction de la main-d’œuvre. Le réseau collégial, en plus de souffrir de ce sous-financement et des coupures dans la main-d’œuvre, doit faire face à une augmentation généralisée de la charge de travail de ses employés. En effet, depuis la réforme de 1993, les cégeps doivent se fixer des objectifs de réussite, instaurer des politiques d’évaluation des apprentissages, d’évaluation des programmes et d’évaluation institutionnelle[4]. » Comme le rappelle un document préparé par la FEC-CSQ portant sur l’autonomie professionnelle, les transformations implantées dans les cégeps par les réformes de 1993, 2002 et 2013 « ont entraîné une réduction des espaces d’influence des enseignantes et des enseignants. D’une part, leur place dans les conseils d’administration a été réduite, passant de quatre à deux, notamment au bénéfice de représentants d’entreprises. D’autre part, la reddition de compte imposée au cégep s’est traduite par un alourdissement de la bureaucratie et de la charge de travail administrative pour les enseignantes et les enseignants. Élaboration de politiques départementales d’évaluation des apprentissages, production de plans-cadres, participation aux comités de programme, respect des devis ministériels et de leurs compétences. Voilà autant d’obligations et de contraintes qui se sont accumulées au fil des ans, mettant ainsi à mal notre autonomie professionnelle[5]. »
La NGP s’est également implantée dans le domaine de la santé, avec les résultats que l’on connaît. Dans ce secteur, mentionnons le recours à la « méthode Toyota » depuis 2008, visant à augmenter les services sans hausser les budgets : inspirés des chaînes de production automobiles où chaque geste est calculé, des ingénieurs ont aussi découpé les processus de soins des infirmières avec leur patient (appelé « client » dans le jargon managérial) pour que chaque geste soit « optimisé ». « Pour une relation d’aide dite de premier niveau, le temps alloué était, disons, 15 minutes, une relation deuxième niveau, 10 minutes, poursuit la présidente de la FIQ. Mais ça n’a aucun sens ! Voulez-vous bien me dire ce que ça veut dire une relation d’aide de premier niveau ? », s’indignait Régine Laurent en 2018, alors présidente de la FIQ.
Pour s’assurer que les écoles soient efficaces et performantes, la NGP s’oriente sur des cibles chiffrées (taux de diplomation, argent dépensé pour garantir un certain rendement, taux de recrutement, comparaison et compétition avec le réseau collégial). Pourtant, les actions posées par les enseignants sont difficilement mesurables ou quantifiables, car elles impliquent un facteur humain trop complexe, impossible à traduire en termes mathématiques.
« À l’origine de cette gestion pédagogique se trouve une ''prémisse fort douteuse voulant que les résultats du système entier (performance des élèves et diplomation) reposent sur l'''efficacité'' des enseignantes et des enseignants.'' On occulte ainsi plusieurs facteurs déterminants de la réussite scolaire, tels que les facteurs socioéconomiques, familiaux et personnels[6]. »
Voir le monde à travers un fichier Excel et des indicateurs mesurables efface donc la dimension politique des problèmes rencontrés dans le milieu scolaire par la population étudiante. « L’autre angle mort de ces dispositifs est leur cécité aux structures de classe ; ils raisonnent comme en “apesanteur sociale”. Les modes scolaires de transmission du savoir reflètent majoritairement les pratiques des classes moyennes et supérieures[7]. » L’accent est mis sur l’optimisation des moyens ou les cibles de diplomation plutôt que sur les raisons d’être de l’enseignement : égalisation des conditions, apprentissage, socialisation, sens critique. À moins que les objectifs du ministère ne se situent ailleurs, soit dans la formation de nouvelles travailleuses et de nouveaux travailleurs pour faire rouler l’économie capitaliste…
Ainsi, selon Christian Maroy, sociologue, il y a avec la NGP un contrôle accru du travail enseignant et une lourdeur de la charge de travail pour répondre à « l’approche client ». Pour les enseignantes et les enseignants, cela se vit comme une hausse de la pression au travail et une perte de sens. En effet, les processus de reddition de compte chiffrés remplacent l’application de normes éthiques par les enseignant.es.
Cette orientation vers des données mesurables illustre également pourquoi une des stratégies corollaires à la NGP est l’« éducation basée sur la preuve », ou des pratiques basées sur des données probantes produites par la recherche, aussi appelées « pratiques à impact élevé ». Car ces méthodes intègrent la logique de reddition de compte sur la base des résultats dans l’enseignement. Or, à réduire l’expérience humaine à des chiffres, on cesse de se soucier des gens, alors que la profession enseignante est justement centrée sur l’humain.
Conclusion
Le domaine de l’administration n’est pas neutre. Les méthodes de gestion déployées par l’État québécois depuis une trentaine d’années s’inscrivent dans l’idéologie néolibérale qui, dans son essence même, se voue à « ravager les services publics et les institutions des sociétés occidentales depuis [son] avènement[8] » : politiques d’austérité, sous-financement des services publics et soumission aux lois sauvages du libre marché.
Il me paraît essentiel de souligner l’ironie du vocabulaire employé dans cet article. Parler de la nouvelle gestion publique sans recourir au langage managérial me paraissait particulièrement ardu. Toutefois, comme me le faisait remarquer un collègue, le caractère abscons de ce langage fait la preuve par l’absurde de la vacuité de ce concept.
Il est pourtant fondamental de rappeler que les collèges, et plus largement, les différents services publics, ne devraient pas avoir pour horizon uniquement le rendement de leurs propres opérations administratives, mesurables et efficaces, mais plutôt leur raison d’être fondamentale : la formation de citoyens et de citoyennes. Actuellement, le risque est de nuire à la fonction de transmission culturelle de l’école.
Les cases froides des logiciels de gestion ne peuvent accueillir la chaleur des classes — cette chaleur que l’on sent et ressent dans nos classes bondées, ponctuées de regards curieux —, ce qui crée ainsi une importante distorsion entre l’administration et le travail sur le terrain. Hélas, on aurait pu penser que l’école se consacre aux apprentissages des élèves !
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Notes
[1] Louis Cornellier, « Le mystère scolaire », Le Devoir (9 septembre 2017).
[2] Marc Hufty, La pensée comptable : État, néolibéralisme, nouvelle gestion publique. Genève, Graduate Institute Publications, 1998, p. 30.
[3] Alain Dion, Collecto ou l’art possible de (dé)penser en rond ?, [en ligne]. https://www.seecr.quebec/node/487
[4] Louis-Philippe Roussel, « La restructuration du travail et l’autonomie des professionnels des cégeps », mémoire présenté à la faculté des relations industrielles, Université Laval, 2009, p. 2.
[5] FEC-CSQ, Autonomie professionnelle : un espace collectif et individuel à renforcer, [en ligne]. https://fec.lacsq.org/wp-content/uploads/2018/06/1617-111_DepAutonomieFEC_web_pages.pdf (Page consultée le 19 octobre 2022).
[6] Arianne Robichaud, « Nouvelle gestion publique (NGP) et gestion axée sur les résultats (GAR) en éducation : vers une meilleure compréhension des impacts des politiques éducatives sur le travail enseignant », Combattre l’école-entreprise. Cahier de participation - Premier réseau d’action sociopolitique de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), [en ligne]. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3936896 (Page consultée le 19 octobre 2022).
[7] Clothilde Dozier, « Derrière la vitrine de l’autonomie des établissements scolaires », dans Le Monde diplomatique (1er octobre 2022), p. 18-19.
[8] Stéphanie Demers, La guerre contre l’école publique et ses enseignant.es. St-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2020, p. 27.