Ma mère était gardienne de coffre-fort

Marie-Hélène Voyer, enseignante de français

Les femmes, sont pognées à 'gorge, 

pis y vont rester de même jusqu’au boutte !

Rose Ouimet

Michel Tremblay, Les belles-sœurs 

 

Le matin, les mains crispées sur le volant en cuirette de notre vieille Buick Somerset, elle partait à l’assaut des rangs enneigés du Bic pour aller gagner notre croûte à la caisse populaire de Rimouski. Joie des journées pédagogiques où elle m’emmenait à son travail! On entrait par une porte secrète, protégée par une serrure numérique dont je connaissais le code par cœur. Au sous-sol se trouvait le salon du personnel où trônait une cuisine de mélamine au milieu d’un vaste espace calfeutré de tapis vert moucheté de rose. Je m’affalais alors dans le canapé de suède râpé qui résumait le coin repos. Une poignée de monnaie et une pile de revues Filles d’aujourd’hui pour tout butin, je passais l’avant-midi à écouter les succès radio de l’heure – Être une femme libérée tu sais c’est pas si facile ! – et à trouver de quoi survivre entre la machine à pinottes et la distributrice où patientaient des sandwichs blêmes. Je flânais parfois au comptoir, notant les commandes de clients imaginaires assis sur les tabourets du coin repas, me prenant pour la serveuse automate de Starmania :

 

Qu'est-ce que je vais faire de ma vie?

[…]

Je veux pas travailler
Juste pour travailler
Pour gagner ma vie
Comme on dit

À cadence régulière, les employées se relayaient à la machine à café : une procession de tailleurs à épaulettes et de jupes à motif pied-de-poule qui me gratifiaient d’un Allôôô ! t’es la p’tite fille à qui, toé ? auquel je répondais, fière, Je suis la fille à Johanne, la gardienne du coffre-fort ! — m’attirant au mieux des gloussements attendris, au pire des rires étouffés. 

 

Vers la fin de la journée, ma mère venait me rejoindre, lasse, les pieds gonflés dans ses mauvais souliers à talons hauts. C’est à ce moment qu’elle m’emmenait visiter la voûte du coffre-fort où s’alignait ce qui ressemblait à des cases postales d’un beige sale. Quand tu vas avoir douze ans, je vais t’ouvrir un petit compte en banque pis tes économies vont être cachées icitte. Je ne l’ai jamais vue à son poste, derrière l’un des guichets de la caisse populaire. De son emploi, je ne voyais que la salle de repos ; d’elle, je ne voyais que les pieds gonflés et les traits tirés. La perspective de conduire chaque matin sur les routes de campagne tempétueuses la plongeait depuis des années dans des abysses d’angoisse. Le souvenir d’un braquage maladroit l’avait durablement rendue inquiète, toujours aux aguets. Elle ne supportait plus la suffisance silencieuse de certains supérieurs; elle détestait son travail. Elle s’y accrochait malgré tout, sans doute par crainte du déclassement social et du stigmate infamant de la lâcheté.

 

Je me souviens d’un soir d’hiver où j’étais particulièrement bavarde sur la banquette arrière, alors qu’elle tentait tant bien que mal de garder le contrôle de la Buick entre les lames de neige, les salves de poudrerie et la glace noire. Excédée, elle m’avait asséné Arrête de dire à tout le monde que je suis gardienne de coffre-fort ! Je suis rien qu’une caissière ! Long silence tout le reste du trajet alors que Diane Dufresne s’étranglait à la radio :

 

Toute la semaine je me démène
De neuf heures jusqu’à cinq heures
Le trafic me panique
Quand je roule à la noirceur

[…]

Donnez-moi de l’oxygène !

 

Rien qu’une caissière. Quel rôle jouent nos mères dans la transmission des valeurs qui irriguent notre rapport au travail? À quels conditionnements intériorisés tâchons-nous de répondre dans notre vie personnelle et professionnelle ? À l’image de ma mère, j’ai appris tôt à être une fille vaillante. Et dans ce mot, essaimaient des nuées d’impératifs informulés, mais pourtant sous-entendus : être travaillante et accommodante, travailler sans compter, être indépendante et ne dépendre de personne. Jamais. 

 

En ce 8 mars, je pense aux vaillantes de tous métiers. Celles qui se lèvent chaque matin la gorge nouée d’angoisse à l’idée de se rendre au boulot. Celles qui, enceintes jusqu’au cou, paniquent devant l’absence de places en garderie. Celles qui retiennent leur souffle à l’idée de découvrir, à quelques heures de préavis, un horaire complètement désaccordé de leur vie de famille. Je pense aux aidantes naturelles à perpétuité. Celles enchaînées aux heures supplémentaires obligatoires. Celles abonnées à la précarité. Celles qui calculent au plus juste. Celles qui n’auront jamais leurs papiers. Celles qui se rongent les sangs. Celles qui s’usent à la corde. Celles qui cumulent trois jobines et demie pour payer un loyer mal isolé. Celles qui vivent sur la pointe des pieds. Celles qui ont depuis longtemps rangé leurs rêves dans le tiroir du bas. 

 

Maternité zéro culpabilité! Trente idées de boîtes à lunch pour matins pressés! Raffermissez vos abdos au bureau! Restez sexy malgré l’insomnie! Vieillissez riche en investissant mieux! Boostez votre créativité malgré l’austérité! Mangez moins grâce à l’inflation! Cinq yourtes de luxe à louer en famille pendant la semaine de relâche! nous martèlent les parfaites mamans cirées des magazines féminins. Nous sommes pourtant nombreuses à avoir manqué les premiers pas, le premier jour d’entrée à la maternelle, la première dent tombée. Nous sommes nombreuses à patenter parfois des lunchs approximatifs, à oublier de déguiser les petits pour la énième journée thématique à la garderie, à sauter l’heure du bain, à escamoter l’heure de l’histoire, à coucher les enfants plus tôt pour espérer travailler encore un peu, à travailler tard pour garder la tête hors de l’eau. À l’ère de la performance et de l’épanouissement triomphant, combien de vaillantes se sentent constamment insuffisantes ? 

 

Mirages de la conciliation travail-famille : on a voulu nous faire gober qu’à la charge mentale importante que représente l’ordinaire du travail domestique (le fameux travail invisible), pouvaient se superposer sans heurts les contraintes du travail salarié; deux sphères de notre vie tiraillantes et concurrentes où l’on nous demande de donner le meilleur de soi : disponibilité, créativité, flexibilité. Ajoutons à cela l’épais crémage des injonctions à l’autoréalisation de soi et le discours messianique qui caractérise le langage de trop nombreuses entreprises aujourd’hui : mission, vocation, dévouement, engagement total! Et on s’étonne un jour de sentir monter en nous cette persistante boule à la gorge : Donnez-moi de l’oxygèèène !

 

Ma mère a un jour quitté son emploi à la caisse populaire. Elle s’est mise à faire des conserves, des confitures et des marinades qui remplissaient notre chambre froide en prévision des longs hivers. Quelques années plus tard, elle renouerait avec un emploi plus serein à la pharmacie du village. Juste une caissière. Boutonnée dans son sarrau blanc de caissière ordinaire, elle écouterait avec patience les peines et les confidences des villageois venus trouver de quoi soigner un cor au pied, un mal de tête ou un vague à l’âme. 

 

J’ai la chance de me consacrer à un métier que j’aime, d’être entourée de collègues qui partagent mes valeurs et mes engagements, de côtoyer chaque jour des cégépiens et des cégépiennes qui m’épatent et m’étonnent. Pourtant, il me faut rester vigilante avec les pièges de la vocation ; la ligne est mince entre l’engagement et l’engloutissement, entre se dédier et se damner. Chaque matin, je laisse glisser mes doigts sur les étagères de ma bibliothèque. J’ouvre un livre où s’agitent des personnages complexes et pleins de failles : d’une page à l’autre, défile le cortège des détresses clandestines, des tristesses sans-voix, des espoirs sans-papiers, des rêves écorchés, des désespérées magnifiques, des chômeuses accablées, des ouvrières épuisées, des caissières automates et des mères fatiguées. 

 

Chaque matin, j’ouvre grand la voûte et je donne à mes élèves les moyens de découvrir le code secret de chaque livre, de trouver les clés de l’empathie, de la vigilance et de l’indignation nécessaires pour faire face à la complexité, à l’altérité et aux injustices du monde dans lequel on vit.

 

J’enseigne la littérature, paraît-il. 

Mais au fond de moi, je sais que je suis gardienne de coffre-fort.