Le français : une langue belle, mais sexiste

Catherine Paradis, enseignante de français et membre du comité féministe

(Julie Delporte, Moi aussi je voulais l’emporter, Montréal, Éditions Pow Pow, 2017.)

Ceux et celles qui me connaissent savent que j’ai deux chevaux de bataille : la valorisation de la langue française et le féminisme. Deux combats qui se croisent lorsqu’il s’agit d’assurer la représentation des femmes dans le discours. Or, vous le savez, la féminisation, la rédaction épicène et la rédaction inclusive, c’est compliqué. Parce que la langue française est foncièrement sexiste… Mais aussi parce que ses locutrices et ses locuteurs sont paresseux. Alors que nous célébrons ces jours-ci la langue française et la Francophonie, j’aimerais attirer votre attention sur quelques enjeux sociopolitiques que soulève notre langue belle - que j’aime d’amour, malgré tout.

Utiliser la grammaire pour affirmer (et imposer) la supériorité des hommes

C’est en 1647 que Claude Fabre de Vaugelas, grammairien français, affirme que « le masculin est le genre le plus noble ». « Une distraction? Il l’écrit à quatre reprises dans ses Remarques sur la langue française », nous rappelle Céline Labrosse, linguiste-chercheure. « La même affirmation avait été promulguée en 1612, par le grammairien anglais John Brinsley (“Le substantif du genre masculin est plus noble que le substantif du genre féminin”) ainsi que, précédemment, par deux autres auteurs (William Lily et John Colet, 1549), en ce qui concerne les règles de la grammaire latine : “Plusieurs substantifs au singulier […] doivent avoir un adjectif au pluriel, lequel devrait s’accorder avec le substantif du genre le plus noble.” Quel sens attribuer à cette “noblesse”? Et pourquoi est-ce le genre masculin qui a été désigné le plus noble? Y a-t-il eu tirage au sort? Point d’explicitation nulle part. Cent vingt années passent ainsi, après Vaugelas, laissant libre interprétation quant à la noblesse d’un genre et à la non-noblesse de l’autre. Puis, par bonheur, Nicolas Beauzée, dans sa grammaire générale de 1767, apporte l’éclairage attendu : “le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle”1. » Une supériorité (auto)proclamée dès l’Antiquité, dans la Théogonie d’Hésiode au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, et réaffirmée dans le livre le plus lu de l’histoire de la littérature : la Bible. Pas étonnant que l’idée ait fait son chemin.

Ce choix grammatical n’a donc rien d’innocent. Voilà environ quatre siècles que nous apprenons, enfants, que le masculin l’emporte sur le féminin. « Mais la règle, c’est la règle, Catherine! Que pouvons-nous y faire?! » Depuis les années 1990, plusieurs militent pour l’application de la règle de proximité, laquelle stipule que l’adjectif et le participe passé s’accordent en genre avec le nom le plus près : des militants et des militantes actives, ou encore des militantes et des militants actifs. On peut aussi répéter l’adjectif : des militantes actives et des militants actifs. 

On doit, à tout le moins, reformuler la règle. Plutôt que d’affirmer : « le masculin l’emporte sur le féminin », disons : « l’accord doit se faire au genre masculin ». 

La lourdeur des femmes

« Pour ne pas alourdir le texte, le masculin est utilisé comme générique et désigne donc aussi bien les femmes que les hommes. » Voilà une autre formule bien tournée qui sous-entend beaucoup de choses. 1- La féminisation, c’est lourd et encombrant. 2- Le genre masculin peut inclure les femmes. C’est ce qu’on appelle le masculin générique ou le masculin neutre. Vous trouvez que ça n’a pas de sens? Moi aussi. 3- Les femmes n’ont pas besoin d’être nommées. Pourquoi sommes-nous encore tentés d’utiliser ce raccourci? Parce que nous avons assimilé ces idées sans les questionner? Parce que nous sommes trop paresseuses et paresseux? Parce que ce n’est pas important de représenter les femmes et de les inclure dans le discours?

Masculin générique ou neutre : là aussi, il s’agit d’un choix linguistique lourd (haha) de sens. On emploie encore le mot Homme (avec un grand H, s’il vous plaît), pour désigner l’espèce humaine. En 1791, Olympe de Gouges rétorque à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen par la publication de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (qu’elle adresse à la Reine) non seulement pour souligner l’omission de la femme dans la précédente déclaration (écrite par des hommes uniquement, il va sans dire), mais aussi pour dénoncer l’« empire tyrannique » et arbitraire que l’homme, qui se dit pourtant épris de liberté-égalité-fraternité, exerce alors sur la femme. Est-ce la faute de la langue française? Well, les anglophones ont plutôt choisi de parler de « human rights ». La déclaration des droits humains (ou des droits de la personne, comme le recommande plutôt l’OQLF), ça se serait pu, comme on dit.

Mais revenons à la lourdeur des femmes… Si les textes féminisés semblent « lourds et redondants », c’est d’abord parce que nous n’avons pas encore l’habitude d’écrire ou même de lire des textes inclusifs. Cela est aussi souvent dû au fait que les noms féminins sont ajoutés après que la rédaction a été faite au masculin seulement. Concevoir dès le départ un texte épicène permet une rédaction de qualité, en utilisant les formulations neutres (le personnel enseignant) ou les doublets complets (les enseignantes et enseignants)2

Et le poids des mots

La langue reflète la société, mais elle la structure et la modèle également. « Le mot “écrivaine” existait au Moyen Âge, puis a disparu avec d’autres pendants féminins de noms de métiers prestigieux (comme inventeure ou poétesse), tandis que des noms de métiers considérés comme féminins (couturière ou infirmière) sont restés courants », fait remarquer Isabelle Delorme. « À côté de cette masculinisation est né ce que Bernard Cerquiglini appelle le “féminin conjugal”. Ainsi, dans la première édition du dictionnaire de l’Académie française au XVIIe siècle, l’ambassadrice est chargée d’une ambassade. Dans sa deuxième édition en 1718, elle devient l’épouse de l’ambassadeur, constate le linguiste. La raison est simple : on ne confiait plus ces postes à des femmes3. » Même chose pour madame le maire, madame le ministre… Au Québec, l’emploi du féminin mairesse a déjà désigné la femme du maire. Les femmes (et les linguistes) ont dû se battre pour féminiser les titres d’emploi au fur et à mesure que les femmes ont intégré le marché du travail et ont gravi les échelons.

Malgré tous ces efforts, les insultes misogynes persistent et forment un large éventail dans lequel nous continuons de piger diverses expressions. Parfois même sans nous rendre compte de leur origine, de leur sens réel. En effet, « les formes féminines de certains mots ou expressions courantes ont […] des connotations négatives et sont souvent rattachées à un statut sexuel : femme publique (homme public), maîtresse (maître), garce (gars)4 », souligne la journaliste Laurence Niosi. D’autres termes marquent carrément le désir de domination ou le mépris des femmes, voire la misogynie. On reproche aux femmes d’être frigides ou agaces, sainte-nitouche ou Marie-couche-toi-là, dévergondées ou vierges effarouchées. Leurs colères font d’elles des hystériques, leur leadership et leur autorité, des Germaine ou des femmes castrantes. C’est peut-être parce qu’elles sont mal baisées? Ou parce qu’elles sont SPM? À moins qu’elles aient du sable dans le vagin? On les traite de dindes, vaches, chiennes, poules, truies, cochonnes, ou encore de poupées, catins, princesses. On dit qu’elles sont des plottes, des sluts (fentes), des connes (du nom con, latin cunnus, sexe de la femme), des charrues. On entend encore des jokes de blonde ici et là. 

« Le sexisme se loge non seulement dans les insultes, mais aussi dans les mots courants qu’on emploie sans même y penser — même lorsqu’on est (pro)féministe. On se retrouve malgré soi à perpétuer des stéréotypes de genre, à rendre invisibles les violences faites aux femmes et à renforcer la division sexuelle — tout le contraire de ce qu’on voudrait faire!5 » Le Dictionnaire critique du sexisme linguistique explore ce qui se cache derrière certains termes ou expressions comme violence domestique, école maternelle, avoir des couilles, bon père de famille, etc. 

Les mots ne sont pas anodins; ils sont puissants. Et mal employés, ils peuvent anéantir l’estime et l’ambition des femmes. 

Oui, le français est une langue sexiste. Mais c’est aussi une arme précieuse pour changer le monde lorsqu’on l’utilise pour nommer la réalité et les femmes autrement. 

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Notes

  1. Céline Labrosse, « La règle de la supériorité », L’Actualité terminologique, volume 33, numéro 3, 2000, page 13, https://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2guides/guides/chroniq/index-eng.html?lang=eng&lettr=indx_autr8p9J1FWKhwJ4&page=9HBrIN6GoeoA.html (page consultée le 14 mars 2021).  
  2. Si vous utilisez Antidote (Web ou local), le filtre Inclusivité, dans le volet Style du correcteur, facilite le repérage des formes pour lesquelles la féminisation ou la formulation neutre est recommandée. On peut aussi utiliser la fonction Rechercher et remplacer de Word ou de Google Doc.
  3. Delorme, Isabelle, « Sexiste, la langue française? », Le Devoir, 21 mars 2020, https://www.ledevoir.com/societe/575206/regles-grammaticales-sexiste-la-langue-francaise (page consultée le 14 mars 2021).
  4. Laurence Niosi, « Le français, langue sexiste? », Radio-Canada, 17 mars 2017, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1022491/francais-langue-sexiste-machiste-grammaire-francophonie-masculin-feminin-regle (page consultée le 14 mars 2021).  
  5. Zaccour, Suzanne et Michaël Lessard (dir.), Dictionnaire critique du sexisme linguistique, Montréal, Éditions Somme toute, 2017, p. 11.