Bribes de réflexion sur la grève

Élise Côté-Levesque, enseignante de littérature

Au moment de me préparer à voter sur l’obtention d’un mandat de grève pour faire avancer la négociation (ou peut-être serait-il plus juste de dire faire démarrer la négociation) de notre convention collective, j’ai senti le besoin de réfléchir à ce que représente véritablement la grève, question de rendre l’exercice significatif. D’autant plus que l’expérience de 2015 a été passablement décevante. Est-ce à dire que la grève n’a plus de sens aujourd’hui? Qu’elle est inutile? Je vous livre ici quelques bribes de pensées sur le sujet, histoire de revenir dans le temps et de s’interroger sur les ancrages sociaux et juridiques de la grève.

Ce que m’a appris la littérature

Ma réflexion plus globale sur les forces qui sous-tendent la grève remonte à ma lecture du roman North and South (1855), d’Elizabeth Gaskell. Ce roman industriel victorien porte en partie sur les conflits de travail sévissant dans une ville manufacturière du nord de l’Angleterre. Évidemment, les conditions de travail des ouvriers sont révoltantes. Néanmoins, ce qui m’a le plus marquée dans le discours syndical qui y est rapporté, ce sont les revendications portant sur la responsabilité de l’employeur. Bien sûr, les ouvriers ne veulent plus crever de faim malgré une semaine de travail de plus de 60 heures, ils ne veulent plus étouffer dans des filatures à l’air irrespirable. Leur besoin de changement est tel que, pour plusieurs, s’appauvrir encore davantage en cessant le travail paraît être la seule solution. Reste que le recours des ouvriers à la grève repose également sur un autre enjeu : les maîtres doivent rendre des comptes à leurs employés, ils doivent justifier les décisions qui affectent ces derniers. De là émerge un constat qui m’a frappée : la grève ne porte pas que sur les corps (les maîtres se servent d’ailleurs du simple nom hands pour désigner les ouvriers), la grève est plutôt un outil pour faire valoir la capacité de réflexion des travailleurs et la place active qu’ils souhaitent occuper dans la société. L’action de la grève devient ainsi l’expression de la véritable citoyenneté des ouvriers, jusque là exclus de tout débat social. En d’autres mots, la grève, c’est une voie d’accès à la démocratie. Dans le roman, tous les obstacles que les maîtres (et le gouvernement, puisqu’ils sont du même côté) cherchent à dresser contre l’activité syndicale et contre la grève en particulier en sont la preuve : la grève donne du pouvoir aux ouvriers et force les maîtres à entendre leur voix.

Mais la fiction enjolive-t-elle la réalité? Le pouvoir démocratique de la grève se réalise-t-il en dehors des pages écrites par Elizabeth Gaskell? La grève, dans notre société, peut-elle espérer atteindre une telle puissance d’action? Pour tout dire, le discours voulant nous faire croire que la grève est inutile et coûteuse me semble plutôt calqué sur ce que le pouvoir voudrait bien nous faire croire. Après tout, pourquoi voudrait-on restreindre quelque chose de totalement ineffectif? Car il y a bel et bien restriction de nos droits, et un (très court) examen de la question entourant la liberté d’association et le droit de grève au Québec et au Canada est suffisant pour mettre en lumière ce phénomène.

L’association et la grève, ici, maintenant

D’abord, notons que le droit de grève pour les employés de l’État québécois arrive somme toute tardivement : ce n’est qu’avec l’adoption du Code du travail du Québec, en 1964, que ce droit leur est accordé, alors que les syndiqués d’entreprises privées l’avaient obtenu en 19441. Tout est beau, peut-on penser. Mais c’est sans compter les lois spéciales adoptées par le gouvernement pour mettre fin aux grèves. Ainsi, si 1964 représente la reconnaissance formelle du droit de grève pour tous les syndiqués, la première loi spéciale forçant le retour au travail de grévistes suit immédiatement, en 19652.

Passons par-dessus un pan important de l’histoire du syndicalisme au Québec et attardons-nous un instant à l’interprétation que fait le droit canadien de la liberté d’association, reconnue dans la Charte canadienne des droits et libertés. La liberté d’association implique de s’unir et de s’organiser afin d’agir collectivement; il s’agit là d’« une condition essentielle de l’exercice des libertés politiques3. » Néanmoins, en 1987, un jugement de la Cour suprême du Canada illustre qu’en termes de liberté d’association, le droit canadien tend à traiter sur un pied d’égalité les clubs de lecture et les syndicats. Dans ce jugement, la liberté d’association se limite à « [protéger] le fait de se réunir […], mais pas le but poursuivi, et encore moins les moyens pour y arriver4. » Et un juge d’ajouter : « Le droit d’association […] n’est pas violé par l’interdiction de se syndiquer puisqu’il leur reste le droit de se constituer en club pour jouer au golf ou pratiquer le tir5. » Un commentaire supplémentaire est-il nécessaire?

Il est vrai que des jugements favorables au syndicalisme sont rendus en 2001 et en 20076, mais rien n’est gagné puisqu’en 2011, la Cour suprême renverse la décision d’un tribunal ontarien qui reconnaissait aux travailleuses et travailleurs agricoles le droit de négocier leurs conditions de travail de bonne foi. Ce qui frappe aussi durement les revendications syndicales, c’est que la Cour inclut dans son jugement une sorte d’appel au renversement d’un arrêt précédent (2007), dans ce qui « équivaut presque à une révision en appel de leur propre décision, procédé pourtant interdit7. » Le jugement expose comment la Cour conçoit la négociation comme ni plus ni moins qu’un « droit de pétition[, qui] couvrait au Moyen-âge le droit des sujets de présenter des requêtes au souverain, qui en faisait ce qu’il voulait8. » En somme, les travailleurs sont libres de présenter des demandes à leur employeur, et ce dernier est libre de s’en foutre.

Il faudra attendre une série de jugements de la Cour suprême, en 2015 et 2016, pour que la jurisprudence soit finalement modifiée en faveur des syndicats. Le plus haut tribunal confirme le droit d’association et le droit de négociation collective, et reconnaît que le droit de grève est maintenant un droit constitutionnel, après des décennies de lutte. 

Ces exemples, auxquels on pourrait ajouter le fait que le droit du travail canadien, au contraire de l’Organisation mondiale du travail, ne reconnaît ni la grève solidaire ni la grève sociale, me semblent suffisants pour comprendre que si l’on a autant encadré, restreint et réprimé le droit de s’associer, de négocier et de faire la grève, c’est nécessairement parce qu’il s’agit là d’un outil puissant. De même, si l’État brandit aussi rapidement la menace de la loi spéciale lorsque ses employés entrent en grève, c’est qu’il sent le besoin d’affirmer son autorité et de faire taire, aussi rapidement que possible, les voix qui s’élèvent contre lui.

Et on se demande encore à quoi ça sert, faire la grève? Alors qu’il s’agit de notre seul véritable rapport de force dans le cadre de la négociation? Je dis : unissons-nous et ne plions pas devant un discours qui cherche à nous faire croire que nous sommes sans pouvoir. Agir collectivement, c’est agir avec une force que redoutent visiblement les institutions du pouvoir. Assurons-nous ainsi que la grève conserve tout son sens démocratique et utilisons-la pour faire entendre nos voix, dans une action citoyenne commune.

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Notes

  1. Anik Meunier et Jean-François Piché, Une histoire du syndicalisme enseignant. De l’idée à l’action, Québec, Presses de l’Université du Québec (coll. « Publics et culture »), 2012, p. 16.

  2. Martin Petitclerc et Martin Robert, Grève et paix. Une histoire des lois spéciales au Québec, [Montréal], Lux Éditeur (coll. « Mémoire des Amériques »), 2012, p. 49.

  3. Rolande Pinard, « Droit d’association des salariéEs », Bulletin de la Ligue des droits et libertés (Dossier : Droit d’association. S’associer pour lutter, droit de grève, lutte étudiante…), automne 2012, p. 18.

  4. Georges LeBel, « Le droit d’association au Canada : une liberté mitigée selon la Cour suprême », Bulletin de la Ligue des droits et libertés (Dossier : Droit d’association. S’associer pour lutter, droit de grève, lutte étudiante…), automne 2012, p. 15.

  5. Juge McIntyre, cité par Georges LeBel, « Le droit d’association au Canada », art. cité, p. 15. LeBel ajoute, dans une délicieuse note infrapaginale, que « [c]es exemples donnent une idée des références sociales et de la vie associative de membres de la Cour suprême ».

  6. Georges LeBel, « Jugement Fraser : un recul pour les travailleurs », Bulletin de la Ligue des droits et libertés, printemps 2011, p. 39-40.

  7. Georges LeBel, « Jugement Fraser », art. cité, p. 40.

  8. Georges LeBel, « Jugement Fraser », art. cité, p. 40.