Dans le cadre du Salon du livre, le 9 novembre dernier, j’ai assisté à une conférence d’Alain Deneault, philosophe bien connu et aimé des Rimouskoises et des Rimouskois. Il venait nous parler d’économie ou, pour être plus exacte, de ce que le terme « économie » avait déjà signifié et comment les « économistes » ont accaparé ce mot pour ensuite le dévoyer.
D’emblée, Deneault nous a avertis que la conférence serait aride puisque sa réflexion reposait sur des définitions de concepts et non sur une étude d’objets incarnés tels l’évasion fiscale ou les sociétés pétrolières comme ce fut le cas auparavant. De plus, il nous a prévenus qu’il ne venait apporter aucune recette, aucun moyen pour changer le monde, mais qu’il se présentait devant nous à titre de philosophe. Il a précisé alors que le philosophe ne sert à rien et que son travail est de planter le décor et de ferrailler avec les grandes idéologies de l’époque. Ici, il serait question de la grande idéologie du XXe siècle : « l’économie ».
Persuadée que j’allais me perdre dans les méandres d’une pensée riche et complexe, j’ai tenté d’ouvrir au maximum mes oreilles, mes yeux, mes chakras s’il le fallait, certaine toutefois d’être larguée en cours de route. Que nenni! (Ah! comme il est rare d’utiliser cette si mignonne dénégation!) Que nenni, donc!
En effet, le but de la démarche de conceptualisation qu’il a entreprise n’est pas aussi désincarné qu’annoncé puisqu’il s’agit en fait, en étudiant les concepts suivants : l’économie de la nature, l’économie de la foi, l’économie esthétique, psychique, conceptuelle et politique, de se préparer au monde à venir.
L’étoile morte
Quel est ce monde à venir?
C’est un monde dont les écosystèmes sont en train de s’effondrer pour toutes les raisons que nous connaissons (de la pollution en passant par le réchauffement climatique et la disparition effarante des espèces); un monde qui se nourrit d’une énergie qui bientôt ne sera plus disponible, mais fait comme si cela ne devait jamais arriver; un monde enfin qui est en train d’épuiser ses ressources, en particulier ses ressources minières, pour répondre à des désirs au risque de mettre à jamais en péril ses besoins vitaux.
Et, dans ce monde hypothéqué de toutes parts, le concept actuel d’économie de marché n’est plus viable. C’est, dit Deneault, « une étoile morte en train de se replier sur elle-même », et tous ceux qui persistent dans cette lancée vers la croissance « hallucinent »!
Pour ma part, je reconnaissais là une partie du discours de la jeune Greta Thunberg qui, à New York, en septembre dernier, accusait les tenants de la croissance de croire aux licornes.
Pourquoi redéfinir le mot « économie »?
Pour le philosophe, ceux qui prétendent au titre d’économistes sont en fait des intendants, des comptables, des gestionnaires qui se sont emparés du mot de façon tout à fait illégitime, puisque dans son sens premier, le mot « économie » signifiait l’étude des liens entre les objets et, plus spécifiquement, l’étude des bons liens, des liens escomptés, des liens nécessaires aussi. En ce sens, Carl Von Linné (1707-1778), dans son œuvre L’économie de la nature, donne à ce mot le sens que l’on attribue aujourd’hui au travail des écologistes, ces hommes et ces femmes qui cherchent à préserver l’intégrité des liens nécessaires entre les objets de la nature, objets dont nous oublions si souvent que nous en faisons partie.
Continuant sur sa lancée, Deneault, très incisif, a souligné que le travail des « économistes » actuel est équivalent à celui d’un apprenti sorcier, un travail qui défait les liens entre les choses, au lieu de préserver leur intégrité. L’économie actuelle, l’orwellienne, détruit les relations bonnes.
L’économie qui détruit les liens au lieu de les préserver n’est pas une économie
Mais de quelle destruction s’agit-il? Il est question de la destruction des liens dans la nature que, par souci de croissance économique, nous avons profondément perturbée, mais aussi de la destruction des liens entre l’être humain et son environnement et, enfin, de la destruction des liens entre les êtres humains eux-mêmes. Je voyais alors se lever en moi des images précises de cette catastrophe. Ainsi, l’idée des CHSLD, des résidences pour personnes âgées, lieu où l’on séquestre les vieux pour qu’ils meurent entre eux, coupés de leur famille, coupés de la vie elle-même comme s’ils étaient morts de leur vivant, ne pouvait naître que de cette vision de l’économie qui divise et sépare. Et les enfants de ces vieux encapsulés dans leur milieu de non-vie, culpabilisés mais en mal de temps, car soumis au rythme effréné d’une vie active et consumériste, vivent eux aussi séparés les uns des autres, dans leur véhicule, leur appartement, dans leur maison parfois trop vaste pour de si frêles individus, avec jardin, piscine au chlore et assurances tous risques, sauf celui de passer à côté de la vie elle-même. Et il m’est impossible de ne pas nommer ici la si tragique création d’un ministère de la solitude, en Angleterre où la solitude est devenue un enjeu de santé publique…
Nous désensorceler de l’économie des apprentis sorciers
Légitimée par le seul argent, et les calculs qui s’y rattachent, l’économie des apprentis sorciers cherche à nous soumettre et à nous dominer, tout comme elle le fait avec la nature. Pour Deneault, le travail de redéfinition sur lequel il se penche poursuit un but : faire en sorte que nous nous ressaisissons du mot « économie » dans le sens premier du terme (la connaissance des liens nécessaires) afin que nous puissions l’utiliser de la bonne manière en l’attribuant à qui de droit, aux écologistes en premier lieu.
« Aujourd’hui, a-t-il conclu, nous avons deux mots qui nous font voir double : écologiste et économiste ». Mais les écologistes, à ses yeux, sont les vrais économistes.
Une belle histoire d’amour entre Deneault et les livres, et Deneault et Rimouski
La salle a salué cette réflexion fort éclairante d’une salve d’applaudissements nourris. On sentait toute la satisfaction que peut éprouver un public quand il sait que celui qui lui a parlé l’a fait en considérant son intelligence. Au cours de la période de questions qui a suivi, Deneault, interrogé sur son ouvrage censuré Noir Canada, a fait une déclaration d’amour au livre. Sans commenter le fond de la discorde, Deneault nous a expliqué que lorsqu’il évoque rapidement, auprès de ses étudiantes et étudiants, la saga de cet essai qui faillit lui coûter très cher, il leur dit toujours ceci : « Noir Canada, par le procès qui a suivi, prouve qu’un livre est très puissant. Qu’est-ce qu’un livre?, a-t-il continué, ce sont des pages retenues par une reliure. » Il a renversé le livre qu’il tenait à la main et a dit encore : « Regardez, les pages tiennent ensemble, les idées aussi. Un livre, c’est une pensée qui se tient. »
Deneault nous aide vraiment à penser le présent; à Rimouski, nous le savons. En effet, nous étions 135 à nous être présentés dans une salle du Salon du livre à 10 h du matin, ce samedi-là, 135 qui n’ont pas manqué un seul de ses mots, têtes blanches et têtes brunes ou blondes avec, au fond de la salle, des parents, leurs petits dans les bras. Interrogé à propos de l’affluence à sa conférence, le conférencier a souligné sa surprise. « À Montréal, a-t-il raconté, une telle conférence n’attire qu’une cinquantaine de personnes. » Cet intellectuel qui partage sa vie entre l’Acadie, où il enseigne la philosophie, et Paris, où il est directeur de programme du Collège international de philosophie à Paris, n’hésite pas à présenter ses conférences partout où on le lui demande. Il y a de cela trois ans, c’étaient trois cents personnes qui étaient venues l’écouter parler des paradis fiscaux à la salle Georges-Beaulieu.
Nous souhaitons ardemment le faire revenir en nos murs afin qu’il puisse, une fois de plus, nous aider à mieux nous déprendre des illusions d’un monde décidément beaucoup trop orwellien!