Une salle de classe. La prof s’active au tableau et brosse un portrait rudimentaire du XVIIe siècle français pour mettre en contexte l’œuvre à l’étude. Thèmes de réflexion : la condition des femmes, les rapports entre les pauvres et les riches, le pouvoir absolu, la religion, thèmes qui se retrouvent dans l’œuvre.
L’ÉLÈVE, efficace, organisée, performante, aux yeux brillants : Faut-il prendre en note ce que vous notez au tableau?
LA PROF, interloquée : …?
L’ÉLÈVE, qui se dit tout à coup que ce n’était peut-être pas la bonne question à poser : …
Dans la salle de classe, tout le monde est en suspens. Les autres élèves regardent avec inquiétude l’élève qui risque d’en manger toute une, la prof qui semble subir une transformation hulkienne.
LA PROF, le bras levé comme si elle allait encore écrire au tableau, mais... : Pourquoi me posez-vous cette question?
L’ÉLÈVE, plutôt courageuse, va jusqu’au bout de sa démarche : Est-ce que ça va faire partie de l’examen?
Il n’y aura pas d’examens sur les connaissances…
LA PROF : Donc, tout ce que vous apprenez, vous l’apprenez dans le but de passer un examen, c’est ça?
L’ÉLÈVE : Ben, c’est pas ça le but?
Arrêtons-là cette scène ô combien connue. Un classique des salles de classe. Chaque prof, à la suite d’une telle question, y va de son laïus sur le sens de ce qui se passe en classe et patine parce que le non verbal de ses élèves lui signifie clairement qu’ils connaissent le refrain par cœur et pourraient même le réciter à la place du prof. Mais il reste que la cote R, les programmes contingentés, les diktats d’un système scolaire commandé par la nécessité de la performance et du chiffre… Et les élèves ont bien raison. Ils sont pris dans ce système et se doivent de s’y conformer s’ils veulent aller en médecine, en droit, se distinguer pour avoir la meilleure place au soleil, etc.
Et, moi, dans la posture de l’enseignante, quel est mon rapport à la connaissance?
Einstein et la géographie intérieure
Dernièrement, alors que j’allais m’inscrire à un MOOC (une formation en ligne ouverte à tous), j’ai entendu cette phrase d’Einstein : « La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est que de l’information. » La personne qui le citait expliquait pourquoi il fallait passer par le projet, par l’expérience, pour apprendre.
Je trouvais que, sans son contexte, on pouvait faire dire n’importe quoi à cette phrase et qu’il fallait tenter de comprendre ce que Einstein voulait dire par « expérience ». Cette phrase ne dit pas que l’information (le savoir) n’a pas sa place. Elle dit que le savoir n’est que de l’information, si on ne le met pas en pratique. Einstein ne dit pas clairement qu’il faut passer par l’expérience pour acquérir le savoir. Ce que moi j’entends par cette phrase est la chose suivante : le savoir reste de l’information tant et aussi longtemps que ce savoir n’a pas servi au cours d’une expérience qui transformera celui-ci en connaissance.
La connaissance est un mot magnifique. Son étymologie est claire comme de l’eau de roche. Cela veut dire « naître avec ». La connaissance est donc le moment où le savoir devient épiphanie. Ces fameux moments que nous avons toutes et tous vécu un jour ou l’autre où, tout à coup, nous comprenions enfin ce que la formule d’Archimède implique, pourquoi et comment il faut accorder le participe passé avec avoir, que l’univers est en expansion et que le vol des abeilles est codé… Moments de grâce où le savoir se dépose en nous et nous transforme par le biais de l’expérience.
Il arrive donc que l’expérience nous mène au savoir, certes, mais quelle expérience nous permettra de connaître les effets catastrophiques de l’assassinat, en 1914, de l’archiduc autrichien François-Joseph à Sarajevo par l’indépendantiste serbe Prinzip sur l’équilibre politique de la planète? Savoir anecdotique? Oh que non! Autour de ce meurtre, la planète entière s’est mise en mouvement, un mouvement dont on ressent encore aujourd’hui les contrecoups. L’expérience, ils ont été 18 millions à la vivre de manière frontale et fatale. La première guerre moderne a inventé l’efficacité et la rentabilité dans l’art de tuer.
Les savoirs que l’on dispense à nos élèves, savoirs plus grands que ce que les examens n’évalueront ou ne mesureront jamais, dessinent la géographie intérieure de leur culture. Plus nous possédons de savoirs, plus nous les intégrons à l’aide d’expériences qui, parfois, peuvent être des expériences de pensée, et plus cette géographie se précise, prend du relief. Les savoirs accumulés, devenus connaissances, dessinent en chacun de nous des monts élancés, des vallées sinueuses, des plaines lumineuses et des jardins secrets. Ces géographies intimes, bien que spécifiques à chaque personne, en raison du cheminement scolaire, présentent toutefois de nombreux points de ressemblances, des territoires communs qui nous permettent la rencontre, l’échange, la connivence.
Alors, vous comprendrez que la question si récurrente posée par l’élève devient un non-sens absolu.
Et la prof que je suis se demande : mais dans tout ce que j’enseigne aujourd’hui, qu’est-ce qui est encore pertinent dans le monde du fake news, le monde du temps qui file et qui manque? Qu’est-ce qui va les aider si ce que l’on nous annonce est exactement comme on nous l’annonce, si la société bascule, s’effondre? Et pour que l’impensable (car on voit bien que personne ne veut y penser) n’arrive pas, qu’est-ce que la prof que je suis peut apprendre à ses élèves?
Rien. Tout. L’essentiel, cet essentiel invisible pour les yeux1 et qui donne à chacune et à chacun les moyens d’invention pour s’adapter au réel.
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LA PROF, le bras toujours en l’air :Qu’est-ce qui compte, dans un cours?
LES ÉLÈVES, pas bêtes pantoute, et qui savent donner aux profs ce qu’ils et elles réclament : Tout.
LA PROF : Tout, oui, et rien en même temps. Ce qui compte vraiment, c’est ce que vous en retiendrez et ce que vous en ferez. C’est ce qui apparaîtra un jour ou l’autre, au détour d’une de ces journées où l’imprévu se jette sur vous et où il vous faudra faire face à cet imprévu sans tomber; c’est ce qui vous aidera à résoudre un problème de la vie quotidienne, à répondre à votre enfant qui se demandera ce qui se trouve au centre de la Terre. Ce sera peut-être un poème qui vous permettra de traverser un deuil (Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne / Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends…) ou de nommer le bonheur (Je ne parlerai pas, je ne penserai rien /, Mais l’amour infini me montera dans l’âme), ou de dire l’amitié (Parce que c’était lui, parce que c’était moi)2.
La connaissance, se dit la prof, est un voyage intérieur…
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Notes
- Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, 1943.
- Extraits des poèmes « Demain, dès l’aube… » (Victor Hugo, Les Contemplations, 1856) et « Sensation » (Arthur Rimbaud, Poésies, 1870) et de l’essai « De l’amitié » (Montaigne, Essais, 1588).