Prendre le parti des travailleuses et des travailleurs1 - Qu’est-ce que cela veut dire?

Patricia Posadas, syndicaliste et travailleuse

Le 1er mai, c’est la Fête internationale des travailleuses et des travailleurs

Depuis la fin du XIXe siècle, dans de nombreux pays à travers le monde, le 1er mai2 est une journée spéciale consacrée à la commémoration des luttes des travailleuses et des travailleurs qui, au fil des deux derniers siècles, se sont dépensés corps et âme, parfois au péril de leur vie ou de leur liberté, pour que nous puissions avoir une vie en dehors du travail. Écouter le récit de Howard Zinn (voir note 2) à ce propos rafraichira vos connaissances en ce domaine.

Ainsi, de 1867 jusqu’à 1919, les syndiqués se sont battus pour ce que l’on appelait alors les trois 8:

8 heures de travail,

8 heures de sommeil

et 8 heures pour tout le reste (vivre, manger, aimer, éduquer ses enfants, être citoyenne ou citoyen engagé dans sa communauté, faire le ménage, les courses, aller au cinéma, au bal, s’adonner au canotage, aujourd’hui, faire du trekking…).

On en était aux balbutiements de la société des loisirs. Y sommes-nous arrivés? On pourrait croire aujourd’hui que le rêve de nos arrière-grands-parents a enfin été atteint, mais qu’en est-il en vérité? Travaillons-nous moins? Avons-nous plus de temps pour vivre? Dormons-nous bien? Vivons-nous bien? Paul Lafargue serait-il heureux de vivre aujourd’hui?3

Si on se fie à la rue, qui est bien calme par les temps qui courent, on pourrait croire que tout le monde est satisfait. Pas d’agitation, pas de manifestation. Un taux de chômage plutôt bas, un manque de main-d’oeuvre dans certains secteurs… Le plein emploi semble poindre à l’horizon, non? Et bien qu’il n’y soit pas pour grand-chose, on parle plutôt d’un contexte international, le gouvernement sabre le champagne et se prépare à sa prochaine réélection, tandis que les syndicats s’encroutent, dit-on, dans une vision passéiste de la lutte ouvrière, vu que, c’est bien connu, il n’y a plus d’ouvriers, voire de travailleurs, mais des collaborateurs, comme au Walmart (2 300 000 collaborateurs) ou, plus hypocrite encore, «associés»…

Mais qu’en est-il du travail? De nos conditions de travail? De l’équité, surtout dans la rémunération? Et de l’avenir de nos emplois?

 

Prendre le parti des travailleuses et des travailleurs en 5 thèmes

Cette année, la CSQ a associé à cette journée des travailleuses et des travailleurs, cinq thèmes que voici. Si plusieurs parmi celles et ceux qui lisent ces lignes arrivent à vivre et même à très bien vivre grâce à leur rémunération, il existe une partie de la population qui, hélas, bien que travaillant à temps plein, n’y arrive pas.  Aussi, l’un des thèmes du 1er mai est le salaire minimum à 15$ de l’heure (1er thème). Il est aussi question de créer des emplois nouveaux dans le domaine de l’économie verte (2e thème) afin de préserver l’avenir (et nos jobs d’avenir), de réinvestir dans les services publics (3e thème). Pour y arriver, il est certain que cela passe par la lutte contre les paradis fiscaux (4e thème), dans le but d’établir une plus grande  justice fiscale. Et tout cela s’accompagne de la question de la conciliation famille-travail (5e thème), surtout en cette période de baisse démographique.

 

Les luttes sont toujours à faire, mais le contexte se transforme

Il serait bien illusoire de croire que la condition des travailleuses et des travailleurs soit arrivée à un seuil d’équité satisfaisant. Bien au contraire. La délocalisation des emplois est la preuve qu’ailleurs, on paye moins et abuse plus des travailleurs. Pensons aux usines-bagnes qui se sont développées un peu partout, comme en Chine par exemple, ou encore au Bangladesh. D’ailleurs, la semaine passée, on soulignait le triste anniversaire de l’effondrement du Rana Plaza (23 avril 2013), qui avait causé la mort de plus de 1200 personnes, des femmes pour la plupart, qui travaillaient dans les usines de confection de compagnies telles Zara, H&M. Cette catastrophe a amené la France à voter, en février 2017, une loi qui reconnait enfin la responsabilité juridique des compagnies pour ce que font leurs filiales à l’étranger.4

Chez nous, la différence de salaire entre les moins payés et les plus payés est une honte absolue. La difficulté des immigrantes et des immigrants à trouver du travail n’est pas à notre honneur. La précarisation galopante et les discours dévalorisants qui visent les acquis sociaux afin de transformer des droits, acquis à force de luttes ouvrières, en privilèges sont les signes patents d’une détérioration des droits des travailleuses et des travailleurs…

 

Exit la notion de travailleur - Bienvenue à l’auto-entrepreneuriat

Dans certains discours, on commence à présenter le travailleur comme une mini entreprise dont le produit à vendre ou à louer est sa propre force de travail. La travailleuse, le travailleur, c’est clair maintenant, est un produit comme les autres!

Le dernier rapport de la Banque mondiale «[...] met en avant un programme politique axé sur une déréglementation tous azimuts du marché du travail, y compris un rabaissement des salaires minima, des procédures de licenciement plus flexibles et des contrats zéro heure inspirés du modèle britannique. La baisse résultante des revenus des travailleurs serait compensée, en partie, par une “assurance sociale de base” financée, en grande partie, par des impôts régressifs sur la consommation5. Ce que le Rapport sur le développement dans le monde 2019 : The Changing Nature of Work (La nature changeante du travail) nomme un contrat social mis à niveau6 (en gras, c’est moi qui souligne). De plus, pour la Banque mondiale «Les législations du travail “protègent une minorité dotée d’emplois formels alors qu’elles excluent la majorité des travailleurs”»6.

En fait, c’est par pur souci d’équité qu’il faut abolir les législations et les outils qui protègent les travailleurs en ce moment puisque seulement une minorité est protégée et non la majorité! Quand on veut tordre le cou à la notion de démocratie, on la confie aux penseurs de la Banque mondiale. Le résultat est absolument fascinant!

Enfin, dans ce rapport, le capital humain, objet ou sujet du chapitre 2 (voir page 20 du rapport), précise un peu cette vision enthousiasmante du travailleur de demain. On y apprend entre autres que la technologie a toujours remodelé les conditions de travail. On ne commente pas le qualitatif et on ne dit rien de la souffrance générée par ce remodelage sauvage qui se fait toujours au bénéfice de la production et la plupart du temps au détriment de celles et ceux qui travaillent. Le remodelage de l’ère industrielle a laissé son lot de victimes de tout sexe et de tout âge. On continue à se précipiter en tout et pour tout, alléché par les bénéfices à venir, sans se poser aucune question éthique, surtout en ce qui concerne la direction vers laquelle on s’en va. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’on compare l’imprimerie à l’intelligence artificielle, ce qui me semble un peu malhonnête tant il s’agit vraiment de deux inventions profondément différentes dans leurs effets.

Afin de vous laisser libre de votre propre interprétation, voici quelques morceaux choisis du chapitre 2. Je vous invite à vérifier par vous-même et à m’écrire pour me dire si je traduis mal les propos de la Banque mondiale.

Chapter 2: Building Human Capital

26. This technological revolution is expanding opportunities. Technology can enhance the productivity of workers, individuals can seek flexible job arrangements, social discrimination can be alleviated, and consumers enjoy more product choice at lower prices. In addition, firms can use new technologies to improve capital utilization, overcome information barriers, outsource, and innovate. [...] Societies benefit more broadly as technology expands options for service delivery and for citizens to exercise their voice to hold governments accountable. [sic!!!]

84. Technology is transforming lives, economies, and societies. While these transformations bring opportunity and convenience, they also unleash anxiety and dislocation. In one recent survey nearly 73 percent of respondents agreed that technology has led to healthier, easier lives. In another survey, nearly 50 percent felt that technology displaces jobs, increases income inequality, and disrupts social order. Society can maximize the gains inherent in rapid technological change by investing in people.

[...]

87. This chapter shows that investments in human capital—health, education, social protection—hold the key to benefiting from the opportunities in today’s changing world. However, governments routinely under-invest in these dimensions. This is not just because they lack fiscal resources. Governments often lack political incentives to invest in human capital. Unlike “hard” investments in infrastructure, the benefits of these “soft” investments take time to materialize and are not always highly visible to voters.

88. Health and education have always been good investments. This was true in the 1700s when Adam Smith said, “The acquisition of…talents during…education, study or apprenticeship, costs a real expense, which [is] capital in [a] person. Those talents [are] part of his fortune [and] likewise that of society.” This is still true in 2018.

Dans cette réflexion, qui cite l’inénarrable Adam Smith, la Banque mondiale insiste beaucoup sur le fait que les gouvernements doivent investir dans «le capital humain». Et si on comprend l’idée, si même elle peut aller dans le sens de nos propres préoccupations, ce qui inquiète, voire glace le sang, c’est le vocabulaire employé, lequel laisse entendre que la grande finalité de l’éducation est de pouvoir mieux se positionner sur le marché du travail. Ce que l’on appelle la marchandisation de l’éducation.

 

Socialiste, la Banque mondiale?

Je n’ai pas tout lu, vous vous en doutez, mais j’ai noté qu’on interpelle beaucoup les gouvernements qui doivent investir dans le capital humain, disions-nous, et mettre en place un revenu garanti minimum qui serait financé par la consommation, tout en martelant le message suivant: le modèle actuel, surtout en ce qui a trait à la protection des travailleuses et des travailleurs, n'est pas adapté à la réalité changeante du monde du travail:

353. Social protection systems and labor market institutions are a central plank of societies. Even in low-income countries, almost one-fifth of the population is now covered by social protection – a share that increases to about 40 and 60 percent in lower and upper middle-income countries, respectively. Such progress ought to be celebrated. The next question is ‘how’ to best adapt them to the changing nature of work.

354. The challenges ahead leave little room for complacency. Many individuals, certainly the majority in developing countries, lack formal protection. Labor markets trends are becoming more fluid, including workers pursuing a portfolio of activities like self-employment, multiparty employment arrangements, or dependent self-employment. Social protection systems conceived around long-term employer-employee relationships are increasingly disconnected from these trends. For developing countries where systems are less mature, the changing nature of work may present an opportunity to consider options that better fit their contexts.

C’est un peu comme si, pour la Banque mondiale, le rapport employeur-employé est totalement obsolète puisque nous serons tous égaux, tous entrepreneurs!

Plus que jamais la vigilance est de rigueur et les syndicats nécessaires. Mais pour que le discours syndical soit efficace et cohérent, il se doit de se rappeler que les syndicats sont des leviers sociaux et non des corporations au service de ses membres.

Le syndicalisme a longtemps été le moteur des changements de la société. Il doit continuer à assumer ce rôle.

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1. Prendre le parti des travailleuses et des travailleurs est le thème de la CSQ pour ce 1er mai 2018.

2. Histoire du 1er mai racontée par Howard Zinn : https://www.youtube.com/watch?v=5zybVkkd7-s

3. Hommage à Lafargue : http://www.liberation.fr/societe/2011/11/28/le-droit-a-la-paresse-a-relire-d-urgence_777701

Accepter aujourd’hui l’idée que nous devrons travailler davantage demain, c’est accepter d’être des esclaves plus compétents et plus endurants. La «religion du travail», comme dit Paul Lafargue, connaît peu de résistance à son emprise ; ses croyants sont de plus en plus nombreux dans un monde où règne l’agitation névrotique des marchés.

4. Pour comprendre cette loi: https://www.bastamag.net/L-Assemblee-nationale-consacre-la-responsabilite-juridique-des-multinationales

5. En consommant, on financera nos programmes sociaux. Est-ce que j’ai bien compris?

6. Article critique sur le rapport de la Banque mondiale: https://www.equaltimes.org/la-vision-troublante-de-l-avenir?lang=fr#.WuNMsy7wbDf (Merci à Claude Gaudreau pour avoir attiré notre attention sur le sujet en partageant cet article sur la page Facebook du SEECR)