Timothée traîna son corps frêle et fatigué dans une venelle sombre en sortant de l’E.B. Matches. C’est ainsi que l’on appelait communément l’usine de fabrication d’allumettes dans les quartiers pauvres de Hull à l’époque. Des relents de phosphore blanc emplissaient toujours ses narines et ses loques étaient parsemées d’éclisses de bois qui lui piquaient cruellement la peau à travers l’étoffe élimée.
Sous cette dernière se cachaient quelques boîtes d’allumettes déclassées qu’il souhaitait offrir à sa famille afin d’économiser quelques centimes et ainsi pouvoir s’offrir un bon pain blanc ou mieux, une poule bien grasse. C’était la veille de Noël et Timothée était fier de contribuer aux festivités pour la première fois de ses douze premières années de vie. Il entreprit promptement la marche de six kilomètres qui le séparait de l’humble masure qui servait de maison à ce qui restait des siens après le passage de la tuberculose il y a trois ans déjà. Le froid le saisit aussitôt et il se surprit à regretter la présence de sa maman à ses côtés, elle qui devait désormais rester alitée dans leur glaciale demeure depuis qu’elle était indisposée par des étourdissements de plus en plus fréquents.
Il se résolu donc à hâter le pas pour se réchauffer, et ce, malgré la fatigue causée par les onze heures qu’il avait passées à assembler des allumettes comme le lui avait enseigné sa mère avant ses malaises. Il lui tardait d’arriver rapidement pour rallumer le vieux poêle de fer rouillé et prodiguer un peu de chaleur à sa mère qui devait assurément, à cette heure-ci, être blottie tremblante et frémissante sous une vieille courte-pointe poussiéreuse. Il était tellement plongé dans ses pensées qu’il ne remarqua même pas la rutilante Rolls-Royce Silver Ghost modèle 1913 qui venait de s’immobiliser à sa hauteur.
« Hop in! » s’écria une voix provenant de l’intérieur du véhicule dont la portière arrière venait tout juste de s’entrouvrir.
Hésitant, Timothée se hissa sur la pointe des pieds pour voir qui le hélait ainsi et constata qu’il s’agissait de Mister Eddy en personne. Le riche propriétaire de l’usine E.B. Matches Manufacturing Co. l’invitait à prendre place dans sa cabine personnelle!
« Hurry up you damn kid, it’s getting cold in here! », s’impatienta ce dernier en couplant son injonction d’un geste de la main.
Timothée ne comprenait pas l’anglais, mais il saisit tout de même ce que voulait le vieux dandy. Il s’exécuta et referma la portière derrière lui. Il faisait relativement chaud à l’intérieur grâce à l’action d’une petite chaufferette au charbon et le garçonnet eut soudainement honte de son apparence et, surtout, de la mauvaise odeur qu’il devait assurément exhaler. Son hôte ne s’en vexa point :
« Combienne de boates d’alloumettes t’a tu faites audjour’doui?, lui demanda le vieil homme avec un sourire bienveillant, chaque syllabe trahissant son accent anglais.
« Euh… environ six cents m’sieur. Ce n’est pas beaucoup je sais, mais avec ce froid, c’est que j’ai les doigts engourdis… », répondit timidement Timothée, la voix tremblante. Il devint soudainement nerveux à la pensée que les boites d’allumettes dérobées étaient peut-être à l’origine de cet interrogatoire…
« Tou éme ce automobile boy? », baragouina M. Eddy en tapotant les sièges luxueux de son véhicule.
« Oh oui m’sieur! », répondit Timothée les yeux écarquillés devant cet étalage de richesse, lui qui n’avait jamais vu un intérieur aussi confortable et spacieux. Les banquettes de velours noir étaient soyeuses et surtout mieux rembourrées que la paillasse qui lui servait de matelas. Mais, il était avant tout ravi que son larcin passe inaperçu. Du moins pour l’instant…
« Well Timmy, c’est America icitte. Everything is possible you know. Si toâ réussi à faire ouite cents boîtes per jour toute l’an prochaine, sais-tou c’qui pourrait arriver? », demanda M. Eddy.
« Euh non m’sieur… euh sir… », rétorqua Timothée, intrigué.
« Bah, si tou travailles sans compter les houres, que tou inflouence toutes tes teamates à faire comme toâ pis que t’es pas malade comme ton veille mère, figure toâ que j’vas pouwoir m’acheter une autre pareil comme ça l’année prochain! »
« Ah oui? », s’enquit le petit Timothée.
«Now get out and get some rest you lazy rascal. Big day of work for you tomorrow!», glapit M. Eddy en pointant sa portière du doigt.
Timothée comprit à nouveau le geste sans équivoque qui l’invitait à descendre du véhicule immobilisé. Il reprit aussitôt sa marche dans le froid glacial de décembre en claudiquant, soulagé de s’en être tiré à si bon compte, bénissant le ciel d’être placé entre de si bonnes mains, la tête remplie d’espoir et rêvant de jours meilleurs.
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