Savoir et ne rien dire
À chaque nouvelle dénonciation, c’est plus fort que moi, je jubile intérieurement, mais, d’un autre côté, la prof en moi se sent en terrain miné quand ma classe me questionne sur ce qui se passe en ce moment sur la planète cinéma.
Dans ma très jeune carrière d’enseignante, trop peu de temps s’est écoulé avant que ces sujets glissants s’invitent d’eux-mêmes dans ma salle de classe. Ça devait faire environ quatre semaines que j’enseignais quand j’ai demandé à mes étudiantes et étudiants de visionner quelques courts métrages de Claude Jutra sur le site web de l’Office national du film (ONF). Le soir même, dans les journaux, à la télévision, l’auteur Yves Lever, biographe de Claude Jutra, révélait que le cinéaste aimait bien les jeunes garçons et qu’il lui arrivait de s’adonner à des attouchements sexuels auprès de jeunes victimes.
L’immensité de ses oeuvres québécoises qui nous ont été laissées en héritage ne peut pas être ternie par les ouï-dire tirés d’une biographie posthume, que je me suis dit. Calomnies!
À ce moment-là, ça m’est revenu : pendant mes études universitaires, mon professeur de cinéma québécois nous avait fait une confidence semblable. Durant un cours, de manière anecdotique, mon prof nous avait raconté que Jutra aimait bien la jeunesse et il avait insisté, tout en rigolant, sur le fait qu’il aimait plus particulièrement les jeunes garçons. Une phrase anodine qui relevait plutôt d’un trait de caractère du cinéaste que de quelconque comportement répréhensible. Tout le monde savait, le sous-entendait, mais personne n’en faisait cas. C’était une sorte de «running gag». Et, j’ai fait la même chose, j’ai tout simplement fait fi du commentaire de mon enseignant et j’utilisais les films de Jutra dans mes cours sans avoir réfléchi à l’impact d’un tel choix, ou encore, au tout nouveau sens que ces oeuvres pouvaient prendre. La lecture du travail des artistes, particulièrement de ceux que l’on aime, se transforme complètement après de telles révélations. Impossible de ne pas ressentir un inconfort en visionnant le court métrage Rouli-roulant, court métrage que j'avais justement demandé à mes étudiantes et étudiants de visionner https://www.onf.ca/film/rouli-roulant/.
Comment enseigner des oeuvres magistrales produites par de telles personnes?
Toutes ces allégations récentes m’amènent évidemment à me questionner sur mon travail et sur les choix des oeuvres à l’étude dans mon cours. Qu’est-ce que je fais? Quel est mon rôle? Ai-je la responsabilité de censurer certains artistes? Ou, au contraire, j’introduis ces oeuvres dans mon corpus tout en expliquant aux étudiantes et étudiants de quoi il en retourne? Ou bien, je me tais simplement et je laisse l’oeuvre vivre et les étudiantes et étudiants la recevoir sans préjudice?
Censure?
Révisionnisme?
Ou amnésie volontaire?
Roman Polanski, cinéaste talentueux, dénoncé par trois femmes d’agressions sexuelles et de viols et formellement accusé de rapports sexuels illégaux avec une mineure. Woody Allen, cinéaste aimé et respecté, dénoncé par sa fille adoptive d’abus sexuels. Harvey Weinstein, producteur très important de l’industrie, accusé de harcèlement, d’attouchements, de viols par plus de 70 femmes. Quentin Tarantino qui a gardé le silence en connaissance de cause. Bryan Singer, réalisateur de «blockbusters», accusé d’avoir agressé un garçon de 17 ans. Roger Vadim, cinéaste français important ayant réalisé Et Dieu créa la femme, exigeait de la part des actrices en audition de se dévêtir complètement devant lui. Bill Murray, Kevin Spacey, Dustin Hoffman, James Franco, Bill Cosby, tous accusés d’agressions ou de harcèlements sexuels. Plus près de nous, Gomeshi, Gerry Sklavounos, Sylvain Archambault, Salvail, Rozon. Et tous ceux (et celles) qui ont fermé les yeux sur des comportements inacceptables.
Nous le savons tous que ceci existe.
Et toutes ces dénonciations ne sont que la pointe de l’iceberg.
Pour continuer à réfléchir sur cette question, vous pouvez lire l’article suivant paru le 4 avril dans Le Devoir: https://www.ledevoir.com/societe/524356/mot-cle-l-onf-et-l-affaire-du-pere-joveneau