Le Précaire de Noël

François Delisle, prof de philosophie et Caroline Laberge, prof de cinéma

La chronique des Précaires d’Amérique, tenue par nos collègues François Delisle et Caroline Laberge, est née d’une discussion au cours de laquelle nous avions tenté de faire le portrait de la situation en lien avec la précarité, une réalité qui touche quelque 40% des enseignantes et des enseignants au collégial, environ 60% au niveau universitaire et une partie grandissante des travailleuses et des travailleurs en général.

 

Le précaire d’Amérique est un animal particulièrement anxieux à l’approche des fêtes. Après les corrections, la remise en question. Obtiendra-t-il une tâche inattendue en janvier? Devra-t-il prévoir une migration encore cette année? Préfèrera-t-il hiberner? De quoi devra-t-il se nourrir dans les prochains mois? Que répondra-t-il à son beau-frère le taquinant, comme à chaque année, d'avoir encore des colocataires comme un étudiant?

Encore une fois, partons en chasse et observons l’espèce durant la période des fêtes!

 

SCÈNE 1 - Intérieur. Soir de Noël. Maison familiale. 

Surchargé de décorations scintillantes, un sapin de Noël trône dans un coin du salon, une montagne de cadeaux peine à tenir en équilibre sous l’arbre. Les enfants crient, sautillent et courent partout. Les lumières brillent. On entend résonner White Christmas de  Bing Crosby dans la maison.

Les adultes sont rassemblés dans la cuisine autour d’un immense festin de Noël, la dinde au centre de la table.

 

LE MON’ONCLE

Pis, le jeune,  t’es en vacances? Pour un mois, c'est ça?

Vous travaillez jamais vous autres!

(rires)

 

LE PRÉCAIRE

Si tu veux. J’ai fait ma demande de chômage hier soir.

 

LA MATANTE

Hein! Comment ça? Tu t’es fais renvoyer?

 

LE PRÉCAIRE

Bah non, c’est juste parce que j’ai pas encore ma permanence.

 

LA MATANTE

Ben voyons! Ça fait pas 3, 4 ans que t’es rentré au Cégep?

 

LE PRÉCAIRE

(exaspéré)

Me semble que je vous l’explique à chaque année, c’est pas d’même que ça marche.

 

LE MON’ONCLE

Ça toujours l’air compliqué vos affaires.

 

LE PRÉCAIRE

C’est un de mes collègues qui était malade qui revient au travail.

En plus, il y a eu une grosse baisse d’inscriptions cette année.

Tsé, c’est moi le dernier rentré au département et on est trois profs à ne pas

travailler à la prochaine session. Tu vois le genre?

 

LE FRÈRE

Et que je le savais que les grandes études ça servait à rien!

Du pelletage de nuages...  Avec toutes vos grèves en plus.

 

LE MON’ONCLE

Pis sont tout le temps en vacances!

(rires)

 

LE PRÉCAIRE

(silence)

 

LE FRÈRE

Non, mais sérieusement, tu penses pas chercher autre chose que

c’te job-là? Change de carrière. Moi, depuis que j’ai fini

mes études à moi, j’ai jamais arrêté de travailler.

 

LE PRÉCAIRE

(impatient)

Ben, t’es ben chanceux. Perso, j’ai pas vraiment le goût,

les moyens ou l’énergie de chercher autre chose en ce moment.

Pis honnêtement, même si c'est tough, même si je sais jamais trop

quand j'ai de la job,j'aime ça enseigner au Cégep. C'est pas quelque chose

que j'ai envie de laisser tomber pourune job que j'aime pas.

 

LA SOEUR

(ferme)

Bon, ça va faire là, on va changer de sujet! (s’adressant au Précaire)

T’as-tu reçu ma liste de cadeaux pour les enfants?

J’ai pas eu de réponse à mon courriel.

 

LE PRÉCAIRE

Oui… Je l’ai reçue. (silence)

J’ai acheté des livres plutôt. Je pense qu’ils vont leur plaire.

 

LA SOEUR

(hésitante)

Ah. Bon.

 

LE PRÉCAIRE

Oui. Bon. Bien honnêtement les autres cadeaux étaient trop chers pour moi,

surtout vu ma situation pour la prochaine session. Tu comprends?

 

Visiblement irritée par la réponse du Précaire,la Soeur lance un regard entendu au Frère et se ressert un morceau de dinde.

 

LA MÈRE

Qu’est-ce que tu vas faire?

Penses-tu te trouver autre chose en attendant?

 

LE PRÉCAIRE

En fait, il faut que je reste disponible si y’a un remplacement imprévu.

Tsé, je suis un peu coincé, si j’ai une p’tite tâche qui se présente au Cégep,

mon chômage va être coupé, je vais travailler un peu en faisant

pas plus d’argent que si j’étais au chômage.

 

LA MÈRE

Ben là, t’es mieux de pas travailler d’abord! 

 

LE PRÉCAIRE

Ouais, mais si je refuse un remplacement, je risque de perdre ma priorité

sur la liste d’ancienneté et de voir mon chômage coupé complètement.

Ou, si je décide de me trouver une jobine pour rejoindre les deux bouts,

ça réduirait le chômage auquel j’aurais droit à l’automne parceque le salaire

serait plus bas que si j’enseignais. 

 

Un ange passe. Tout le monde mange les yeux rivés sur son assiette. Le malaise est palpable. Le Père dépose ses ustensiles.

 

LE PÈRE

(posant sa main sur l’épaule du Précaire)

Tsé, au fond, l’important pour moi, c’est que tu sois heureux et que tu aimes ce que tu fais.

 

Se retournant vers Le Précaire, toute la famille acquiesce aux bonnes paroles du  Père. Les conversations reprennent de bon train autour de l’achat du nouveau skidoo du beau-frère. Un brouhaha festif reprend dans la cuisine,  The twelve days of Christmas de Bing Crosby résonne.

 

Fondu au noir. 

 

 

Nos deux chasseurs de précaires d’Amérique aimeraient profiter de cette occasion pour vous souhaiter un bon temps des fêtes, ben d’la CI pis du succès dans vos ETC pour l’année 2018!