Réflexion sur le code de conduite encadrant les relations intimes

Élise Côté-Levesque, enseignante en Français

Je me suis engagée plus activement ces derniers mois dans la réflexion sur la possible interdiction des relations intimes, amoureuses ou sexuelles, entre prof et étudiante ou étudiant, et cela m’a permis de préciser ma pensée sur le sujet — pensée, il faut le dire, préexistante, dans la mesure où c’est, il me semble, une question que doit se poser tout enseignant engagé dans une pratique réflexive. Quelles formes prennent ou doivent prendre nos relations avec nos étudiantes et nos étudiants, quel est notre rôle auprès d’eux et comment l’accomplir de la façon la plus efficace, percutante, et j’oserais même dire la plus noble possible? Peut-être m’accuserez-vous d’idéalisme, mais oui, j’ose penser qu’il y a quelque chose de noble dans notre désir de permettre aux étudiantes et aux étudiants d’entrer en contact avec le monde, non pas de manière passive, mais dans une relation active et engagée, qui leur permette d’être des acteurs, des agents plutôt que des pions. C’est un rôle important, crucial, noble au sens de « supérieur », et en même temps délicat.

Rompre le lien de confiance

Dans son essai Aimer, enseigner,publié en 2012, Yvon Rivard est catégorique : toute relation intime entre enseignant.e et étudiant.e1 est néfaste. Le professeur de littérature de l’Université McGill souligne l’asymétrie de la relation qui flirte avec l’abus de pouvoir, mais surtout, il voit ces relations comme une véritable trahison du rôle de l’enseignant.e. Ce rôle — je résume grossièrement la pensée de Rivard — est d’éclairer et d’alimenter la passion des étudiant.e.s pour la matière et pour le monde. L’enseignant.e doit éveiller l’amour chez l’étudiant.e, et il a la responsabilité morale de ne pas détourner cet amour vers lui-même ou encore, si l’étudiant.e opère seul.e ce transfert, l’enseignant.e doit se garder d’y répondre. Les situations où il y a attirance mutuelle entre un.e enseignant.e et un.e étudiant.e sont-elles rares? Non, puisqu’amour, apprentissage, désir et enseignement sont intimement liés, et ce, de tout temps, selon Rivard (qui cite Steiner) : « Éros et enseignement sont inextricables. C’est vrai avant Platon et après Heidegger2. » La faute ne réside donc pas dans le sentiment, mais bien dans la réponse qu’on lui donne. Profiter de ce sentiment, beau, crucial à l’apprentissage, c’est rompre et trahir le lien que l’étudiant.e est en train de construire avec le monde.

Yvon Rivard est-il plus blanc que neige? Non, puisqu’il avoue sans ambages avoir lui-même eu une relation avec une étudiante. Cela fait-il de lui un prédateur sexuel, exploiteur et manipulateur? Encore une fois, non : il décrit sa relation, qui a d’ailleurs duré plusieurs années, comme belle. Il n’arrive cependant pas à ne pas penser que la question de l’abus de pouvoir est restée au cœur de cette relation.

Explications d’Yvon Rivard sur son livre :

Peut-on parler de faute quand les étudiantes sont majeures et consentantes?

Ce ne sont pas des adultes consentantes : elles sont face à quelqu’un qui est en position de pouvoir et d’autorité morale et qui détourne cette autorité à son profit. Quand on justifie ces relations en prétendant que les étudiantes « courent après », c’est qu’on refuse de voir que le mouvement affectif que les étudiants et étudiantes ont envers leurs profs est normal : le prof est là pour les aider à s’émanciper, à grandir en développant une relation de confiance avec le monde extérieur. C’est donc forcément quelqu’un d’attirant. Comme l’a si bien dit Gabrielle Roy, le désir d’aimer et le désir d’apprendre relèvent du même désir. Et plus un prof est charismatique, plus il risque de susciter ce mouvement.

Quels dommages avez-vous observés chez les victimes étudiantes?

Dans mon livre, je fais une analogie avec les effets du viol et de l’inceste. Les psychologues et psychanalystes qui m’ont lu ont d’ailleurs confirmé sa pertinence. Parents, professeurs et thérapeutes sont des figures d’adultes, c’est-à-dire des êtres dont le rôle est d’aider l’autre à se développer au contact du monde. Quand les adultes brisent ce lien de confiance qui sert de relais avec l’extérieur, c’est le mouvement de l’enfant, de l’élève ou du patient vers le monde qui est brisé3.

Ce que j’apprécie particulièrement du discours de Rivard, c’est que l’âge des étudiant.e.s ne détrône pas les responsabilités de l’enseignant.e, c’est-à-dire qu’il souligne bien que notre rôle n’est pas modifié par le degré de maturité des étudiant.e.s que nous côtoyons. Pourquoi alors, fondamentalement, nos responsabilités auprès d’eux seraient-elles différentes de celles d’un enseignant du primaire ou du secondaire?

Quelques années plus tard, dans une entrevue accordée à Rima Elkouri, Rivard porte son regard sur l’inaction du milieu scolaire, en dépit des controverses, des mouvements de dénonciation, des études : administrations et syndicats se font un devoir de s’enfoncer dans le statu quo. « C’est drôle parce que ça ressemble à ce qui se passe dans toutes les institutions, que ce soit l’Église, qui, pendant des années, a voulu étouffer la question de la pédophilie, que ce soit l’armée… Il y a des abus de pouvoir. Et même quand les professeurs le reconnaissent, ils sont très craintifs à aller de l’avant4. » Force est de constater que trois ans plus tard, il a encore raison.

L’exception qui empêche de penser la norme

Martine Delvaux, professeure de littérature à l’UQÀM, a elle aussi osé prendre la parole publiquement pour dénoncer les effets pervers des relations intimes entre les professeur.e.s et les étudiant.e.s. Deux ans après la publication de l’essai de Rivard, le mouvement #AgressionNonDénoncée (précurseur de #MoiAussi) nous force peu à peu à nous ouvrir les yeux sur les violences à caractère sexuel, et la question plus spécifique des violences sexuelles en milieu scolaire émerge alors plus clairement. Cette question demeure épineuse et cause encore à ce moment bien des remous, comme en témoignent les tensions qui semblent entourer Martine Delvaux au sein de son propre département. Dans un texte paru en septembre 2014, Delvaux souligne, en s’appuyant sur les travaux de Tania Modleski, une chercheuse américaine qui étudie la représentation des femmes dans la culture populaire, que la norme en matière de relation prof-étudiant.e

implique un homme en position de supériorité et une femme en position de subordonnée, et le plus souvent, elle implique un abus de pouvoir. Mais personne ne veut parler de la norme, dit Modleski. L’histoire qu’on veut entendre, c’est celle du couple exceptionnel, celui dont les partenaires se sont trouvés et vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Ça arrive souvent, clame-t-on, et ça marche! Parce qu’il y a eu la relation de Martin Heidegger et Hannah Arendt, ou parce qu’on connait tel professeur et telle étudiante, on refuse de prendre position. L’exception empêche de penser la norme (le trope) et la règle. Pourtant, le bonheur, dans ces cas, reste bien une exception. La norme, c’est le malheur5.

Pouvons-nous apporter quelques nuances à la position d’Yvon Rivard en envisageant qu’il est possible qu’une relation amoureuse saine se développe entre un.e enseignant.e et un.e étudiant.e, par exemple lorsque l’étudiant.e est mature (je parle ici de véritable maturité affective, celle que construisent encore les jeunes de 18-19 ans...), a déjà vécu diverses expériences amoureuses, personnelles, professionnelles qui font en sorte qu’un certain recul est à sa portée et que son jugement est plus mûr? Oui. Mais je vous en prie, ne nous voilons pas les yeux en nous faisant croire que toutes les relations sont comme ça. Les histoires qui finissent mal, celles qui détruisent, celles qui poussent un.e étudiant.e à abandonner le cégep, on ne s’en vante pas. J’aime penser que nous sommes des professionnel.le.s perspicaces et lucides, capables de voir plus loin que quelques exemples de réussite.

À propos du consentement

Il est légitime de se demander pourquoi on priverait des adultes consentants de vivre une histoire d’amour s’ils le désirent. Seulement, la question n’est pas si simple lorsqu’elle implique une relation d’autorité. Yvon Rivard a déjà donné, plus haut, une réponse : même si nos étudiant.e.s sont en bonne partie majeur.e.s, même s’il s’agit d’adultes en mesure de voter de façon éclairée, c’est-à-dire de participer activement à la société, même s’ils ont théoriquement le pouvoir de décider s’ils veulent ou non entretenir une relation amoureuse ou sexuelle avec qui ils veulent, la position qu’ils occupent dans la relation pédagogique les rend vulnérables, aveugles à certaines choses et parfois carrément impuissants. Martine Delvaux est pleinement consciente de la complexité que prend la question du consentement dans une perspective féministe, perspective qui souhaite laisser à la femme son agentivité, sa puissance d’agir. Mais à propos des relations prof-étudiant.e, elle est très claire :

C’est le contexte même qui annule, en quelque sorte, le consentement. Les menaces implicites (de représailles, d’accusation, d’isolement), le silence ambiant, le statu quo universitaire, mais aussi les avances faites à demi-mot, les insinuations, les regards, les messages ambigus, l’entre-les-lignes et le sous-texte qui accompagne tout (à quoi il faut maintenant ajouter l’interface des réseaux sociaux, no man’s land entre le public et le privé, les « j’aime » qu’on clique et autres semi-proximités en apparence anodines)… En somme, tout ce qui relève du flirt et qui demande à être interprété (puisque le message n’est pas clair); une façon de faire qui amène l’étudiante à douter de ce qu’elle comprend et qui la force dans un mutisme : on imagine mal une étudiante demander clairement à son professeur s’il est en train de la draguer6

Le rapport d’autorité, de pouvoir, dans lequel s’inscrit nécessairement toute relation entre un.e enseignant.e et ses étudiant.e.s fait donc en sorte que la question du consentement ne peut pas se poser de la même façon que dans une relation symétrique, d’égal à égal. En fait, jamais l’étudiant.e n’occupe une position dans laquelle elle peut exprimer librement son consentement, et ce, même si l’enseignant.e est convaincu.e de n’exercer aucune pression sur l’autre personne.

Les lois de l’attraction

Je pourrais vous parler de tous les profs dont j’ai été amoureuse au cours de ma carrière scolaire : ils sont assez nombreux. Je me revois, au cégep, dans mon cours de poésie, travaillant de façon acharnée pour produire la meilleure dissertation de la classe, celle qui me mériterait un 100 % et qui me ferait briller aux yeux du professeur (jeune et beau, il va sans dire). Qu’est-ce que je connaissais de ce prof, à part la profession qu’il exerçait? Rien. À quoi tenait mon attirance pour lui? À cette profession. Point.

J’ai aussi le souvenir très clair, à l’université cette fois, de me dire, par moments, que si tel homme n’était pas mon professeur, jamais je n’éprouverais quelque attirance pour lui. Cette prise de conscience se produisait parfois dans un moment de dissonance où je découvrais l’âge de mes profs : « Quoi, il a l’âge de ma mère?! Comment ça se fait que je le trouve attirant? » Réponse : parce que c’est un prof et que oui, on est aveugle lorsqu’on apprend et qu’on se passionne pour un cours. Je sais aussi très bien que l’étudiante que j’étais voulait réussir et plaire, que ce sont des désirs très près de ceux qui nous poussent à séduire. Je suis infiniment reconnaissante à mes enseignants de ne pas en avoir profité, même inconsciemment.

Fermer les yeux?

Yvon Rivard dit trouver drôle que le milieu de l’enseignement maintienne, envers et contre tous (et toutes, surtout, disons-le), le statu quo et refuse de se positionner. En ce qui me concerne, je ne trouve pas cette inaction drôle. Je la trouve lâche. Comprenons-nous vraiment notre travail, celui que nous faisons quotidiennement auprès de nos étudiant.e.s ? N’aimons-nous pas nos étudiant.e.s, ne souhaitons-nous pas les protéger, même de nous-mêmes? Tenons-nous à ce point à nos privilèges pour refuser d’énoncer clairement que nous refusons d’abuser, même inconsciemment, même involontairement, de notre pouvoir?

Pour les raisons évoquées plus haut, soit le détournement de notre mission, notre aveuglement collectif quant aux conséquences majoritairement négatives des relations prof-étudiant.e., le consentement brouillé par la situation d’autorité; pour toutes ces raisons, bref, je trouve qu’il serait totalement irresponsable (et lâche, je le répète) de ne pas agir, de renforcer la culture du silence qui entoure toute la question. Sortons-nous la tête du sable. Parlons-en, des relations intimes prof-étudiant.e.s, de toutes les relations, même celles qui sont dégueulasses. Les bannir? Il me semble tout à fait légitime de le faire. Est-ce ce que je préconise? Oui. Est-ce une position qui pourrait faire consensus? J’aimerais bien, mais je comprends que certains compromis sont parfois nécessaires. Je crois que les enseignant.e.s ne doivent pas entretenir de relation intime avec un.e étudiant.e, mais il devrait aussi y avoir, si jamais se présentait un cas d’exception, un mécanisme de protection venant l’encadrer. Ce serait déjà un bon début.

Protéger tout le monde

Déclarer ces relations sans peur de subir des conséquences immédiates et mettre en place des mesures pour encadrer la relation pédagogique des personnes impliquées me semble une option valable. Cela peut permettre de préserver une plus grande objectivité dans la relation pédagogique : non, on ne peut pas juger objectivement un.e étudiant.e auprès de qui on est (ou a été) personnellement engagé. Assurons-nous alors de nous doter de mécanismes permettant 1) à l’étudiant.e de vivre un parcours scolaire avec le moins d’ombres et de on-dit possible; 2) à l’enseignant.e de préserver dans la mesure du possible sa réputation et son intégrité professionnelle. Déclarer les relations me semble par ailleurs un moyen de laisser des traces. Je pense, par exemple, à une relation qui dérape, où, après quelques jours heureux, abus de pouvoir et violences à caractère sexuel s’immiscent. L’étudiant.e qui désire formuler une plainte n’a alors pas à prouver l’existence même de la relation et de sa nature amoureuse : elle a été déclarée.

Évidemment, il ne faudrait alors en aucun cas traiter la déclaration comme un consentement à tous les abus : le consentement peut être retiré en tout temps (bien sûr, j’estime qu’il peut très rarement y avoir consentement dans ce contexte, mais bon, je fais des compromis). Déclarer les relations intimes prof-étudiant.e me semble aussi un bon moyen de les faire sortir de l’ombre, ombre qui rend encore plus difficile la dénonciation lorsqu’il y a abus et qui encourage les établissements (profs, employés et cadres) à ne pas agir. Par ailleurs, il n’est pas impossible que le caractère clandestin de ces relations excite certain.e.s étudiant.e.s, qui se placent alors, de par un manque de maturité et d’expérience, dans des situations précaires, dangereuses. Peut-être qu’en parler plus ouvertement permettra à nos étudiant.e.s de mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre (cela fait partie, il me semble, de notre devoir d’éducation).

Vous craignez que les démarches administratives ne tuent la romance, ne découragent l’étudiant.e de poursuivre? Vous craignez que d’exposer clairement à un.e étudiant.e que la relation qu’elle ou il envisage s’érige sur des bases fort inégales ne lui fasse prendre conscience que ce n’est peut-être pas une si bonne idée? Pourtant, notre seul véritable souci, en tant qu'enseignant ou qu'enseignante, ne devrait-il pas être de préserver (c'est-à-dire de ne pas trahir, pour reprendre les mots de Rivard) la relation pédagogique?

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Et vous, qu’en pensez-vous?

Rendez-vous le jeudi 14 mars à 13 h 30 à la Cinquième Saison (A-234) pour une demi-journée syndicale de consultation sur le code de conduite encadrant les relations intimes entre le personnel enseignant et les personnes étudiantes. Les objectifs de cette demi-journée sont de discuter de ce code de conduite inclus dans la Politique visant à prévenir et à combattre les violences à caractère sexuel au Collège de Rimouski (article 9.0) et de faire émerger des orientations pour l’assemblée générale. Un « 5 à 7 » (bière, vin et pizza) suivra.

Venez en grand nombre!

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Notes 

  1. Considérant le sujet de ce texte et les termes qui, inévitablement, reviennent le plus souvent, j'ai opté pour les formes inclusives « enseignant.e » et « étudiant.e », bien qu'elles ne correspondent pas aux pratiques de féminisation habituelles du SEECR.
  2. Steiner, dans Yvon Rivard, Aimer, enseigner, Montréal, Éditions du Boréal, 2012, p. 24.
  3. Yvon Rivard, « Détournement majeur », propos recueillis par Pascale Millot, La Gazette des femmes, 19 novembre 2014, [En ligne]. Adresse de l’URL : https://www.gazettedesfemmes.ca/9127/detournement-majeur/, page consultée le 9 janvier 2019.
  4. Yvon Rivard, dans Rima Elkouri, « Un mémo aux professeurs prédateurs », La Presse, 6 février 2016, [En ligne]. Adresse de l’URL : http://plus.lapresse.ca/screens/a30fe65f-05fb-4bf2-b61a-e772f22ce494__7C___0.html, page consultée le 10 janvier 2019.
  5. Martine Delvaux, « Qui aime? Qui enseigne? », Post-scriptum, no 17, septembre 2014, [En ligne]. Adresse de l’URL : http://post-scriptum.org/17-07-qui-aime-qui-enseigne/, page consultée le 9 janvier 2019.
  6. Idem.